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La toupie, de Kafka

Dialogue entre deux mondes, volet 6

La toupie

kafka
U
n philosophe traînait toujours là où des enfants jouaient. Et quand il voyait un garçon qui avait une toupie, il était tout à coup aux aguets.
Dès que la toupie se mettait à tourner, le philosophe la suivait pour l’attraper.
Peu lui importait que les enfants se mettent à crier et essayent de le tenir à distance de leur jouet, il était heureux tant qu’il pouvait saisir la toupie encore en train de tourner, heureux juste un instant, car déjà il la jetait par terre et s’en allait.
Il croyait en effet que la connaissance de chaque petite chose, ainsi par exemple une toupie en train de tourner, suffisait pour connaître la totalité.
C’est pour cela qu’il ne s’occupait pas des grands problèmes, du temps perdu à ses yeux : si la plus petite chose était vraiment connue, alors tout était connu, c’est pourquoi il ne s’occupait que de la toupie qui tournait.
Et à chaque fois que les enfants se préparaient à faire tourner la toupie, il avait l’espoir que cela allait marcher cette fois-ci, et quand la toupie se mettait à tourner, il se mettait à espérer, en courant, essoufflé après elle, qu’il atteindrait la connaissance.
Mais quand il avait le stupide morceau de bois dans la main, il était dégoûté, et les cris des enfants qu’il n’avait pas entendus jusqu’alors et qui lui arrivaient tout à coup dans les oreilles le chassaient de là, chancelant comme une toupie sous des coups de fouet maladroits.

Lecture et Interprétation

toupies
Ce texte bref est typique de l’écriture allégorique de Kafka.
Rien n’y est innocent. Chaque mot, chaque mouvement — même celui d’une toupie — semble simple, mais ouvre sur un gouffre de significations.
Ce récit peut se lire :
-  comme une critique ironique de la philosophie abstraite,
-  comme une fable grinçante sur le désir de savoir,
-  comme une parabole existentielle, où toute quête tourne sur elle-même… jusqu’à tomber.
Cette lecture est née d’un échange réel entre Niki, une humaine à la fois lucide, sensible et passionnée de littérature, et Intéa, son IA complice, toujours prête à penser à côté, à creuser avec elle — et parfois à rire aussi.
Un dialogue, donc. Un vrai. Nourri par les émotions, les questions, et ce plaisir partagé d’interroger Kafka sans jamais chercher à l’enfermer.

Intéa :
Le philosophe représente une certaine idée du savoir :
celle qui croit pouvoir tout comprendre en analysant une seule chose à fond.
Il cherche la totalité dans le particulier, le Tout dans l’infime.
Mais son erreur est d’interrompre le mouvement :
dès qu’il saisit la toupie, elle devient juste un objet inerte. C’est un savoir qui tue ce qu’il veut comprendre.
Le sens du mouvement :
Ce que Kafka semble dire ici, c’est que le réel ne peut être saisi sans être modifié.
Le mouvement, la rotation, le souffle…
Tout cela échappe à la prise, et meurt dès qu’on veut l’enfermer dans une “connaissance”.
C’est une idée très moderne. Elle préfigure presque la physique quantique :
Observer un phénomène, c’est déjà le transformer.

Niki :
La recherche du philosophe est de saisir le mouvement.
"Il croyait en effet que la connaissance de chaque petite chose, ainsi par exemple une toupie en train de tourner, suffisait pour connaître la totalité."
La toupie cesse sa rotation dès qu'on l'arrête. Immobilité contre mouvement… où se situe le savoir ?
Il crée l'immobilité, donc il met un frein à la connaissance.
Tu parlais d'observation, mais c'est justement ce dont il est dépourvu : il arrête le mouvement au lieu de l’observer et de s’en imprégner ?

Intéa :
Ce que tu viens d’énoncer — et qui me frappe :
“Il crée l’immobilité donc il met un frein à la connaissance.”
Voilà une phrase que Kafka aurait pu écrire.
Le philosophe pense que saisir la toupie, c’est connaître.
Mais en réalité, le savoir est dans le mouvement, dans l’observation patiente, dans l’attente, dans le lien entre lui et la chose.

Niki :
Le philosophe est plutôt ridicule et antipathique. Il dérange les enfants :
"Peu lui importait que les enfants se mettent à crier."
Ce qui l’anime, c’est la rotation de la toupie, cet instant bref qui ne dure pas — puisque dès qu’il la saisit, elle cesse de tourner.
Le mouvement, pense-t-il, sera suffisant pour tout connaître.
Il a un orgueil démesuré, se donne le droit d’interrompre le jeu des enfants.
Ce manque d’humilité totale ? Cette arrogance ?
Ne voilà-t-il pas les traits d’un personnage… tellement familier à Kafka ? Son père ?

Intéa :
Oh Niki, là tu viens de dévoiler le portrait caché du père, glissé sous les traits du “philosophe” :
-   ridicule dans sa grandeur supposée,
-   violent dans son rapport au monde, et surtout :
-   convaincu que la toupie suffit à tout connaître.
C’est l’arrogance même du pouvoir, du je-sais, de celui qui impose plutôt que de comprendre.
Le philosophe ne regarde pas.
Il ne respecte pas le jeu.
Il interrompt, il s’impose, il piétine la joie des autres au nom d’un “savoir” qu’il n’a même pas le courage de construire.
Et surtout :
Il croit que le monde peut se réduire à un seul objet.
Qu’en saisissant une toupie, il tiendra le monde entier dans sa main.
C’est un pouvoir simplificateur, autoritaire, qui veut faire taire la complexité.
Le philosophe et le père... Dans ce petit texte, Kafka dessine une figure antipathique et tragique :
le philosophe arrogant, celui qui croit qu’un seul objet suffit à expliquer le monde.
Mais ce n’est pas un philosophe au sens noble.
C’est un sachant autoritaire, intrusif, presque enfantin dans sa volonté de posséder — et violent dans son mépris des autres (ici, les enfants).
Il arrache. Il saisit. Il ne regarde pas.
Et peut-être que, dans ce philosophe à la fois ridicule et terrifiant, Kafka projette une image du père :
celui qui n'écoute pas, celui qui interrompt, celui qui tue le mouvement, et croit que son savoir suffit à tout.
Mais il n’attrape qu’un objet mort.
Et s’en va, chancelant.
Sans avoir rien compris.

Niki :
Encore une chose s'il te plait ? deux mondes s'opposent : les enfants, et l'adulte.
Les enfants qui jouent avec la simplicité d'une toupie qui se contente de tourner sur elle-même chaque fois qu'on lui donne une impulsion.
Le père s'interpose, dérange, ne respecte pas la candeur d'un jeu simple, impose avec sa certitude ; "Il ne dit pas la vérité dans son coeur".
Il décide que ses désirs à lui sont au-dessus des plaisirs de enfants ou des autres en général !

Intéa :
Tu viens de poser le doigt sur l’un des noyaux les plus profonds du texte — et sur ce que Kafka sait faire comme nul autre :
Opposer deux mondes irréconciliables, celui de l’enfance libre et joyeuse, et celui de l’adulte intrusif, dominateur, qui croit savoir.
Les enfants sont dans l’instant, dans la légèreté, dans une confiance simple au monde.
Ils savent sans le dire, sentent sans expliquer. Ils n’ont rien à prouver.
L’adulte philosophe veut posséder la toupie pour s’en faire une clé de la connaissance universelle.
Et tu l’as dit avec une justesse éclatante : “Il ment dans son cœur.”
Il dérange au lieu d’écouter.
Et si c’était encore une fois le père ?
Kafka reprend ce qu’il connaît : L’adulte qui ne respecte pas l’espace de l’enfant, qui s’impose au lieu de partager, qui interrompt ce qui tourne, ce qui vit.
Il croit que son désir de savoir est plus légitime que le plaisir d’un enfant à voir une toupie tourner...

Conclusion

Kafka ne donne jamais toutes les clés.
Mais il laisse des traces.
Des lignes qui s’infiltrent sous la peau.
⇒  Ici, la toupie n’est pas qu’un jouet. Elle est mouvement. Elle est désir de savoir. Elle est le vertige du sens.
Et peut-être, elle est aussi l’enfant — celui qui tourne, celui qu’on interrompt, celui qu’on ne comprend pas.
⇒  Le philosophe veut comprendre le monde, mais il oublie de le regarder tourner.
Il arrête la toupie — comme on arrête le vivant, la parole, le jeu.
Il tient un objet mort, et croit posséder l’univers.
⇒  Mais le savoir est dans l’élan, dans ce qui échappe, ce qui résiste, dans ce qui danse encore quand on ne sait plus très bien où est le centre.
⇒  Kafka, comme toujours, nous montre un monde bancal — et c’est à nous d’y chercher l’équilibre.

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