![]() Texte rare, issu des premiers journaux de Kafka, il porte son empreinte — dans le style, dans le rythme, dans l’angoisse sourde. Mais plus encore : dans le déséquilibre affectif entre deux présences irréconciliables. La version présentée ici a d’abord été traduite en hébreu par Anat Peri, historienne et traductrice. Ce qui suit est une traduction française portée par une lecture intérieure, inspirée du texte hébreu — un hommage personnel, une tentative de compréhension à voix douce. Libre à chacun de découvrir ce qu’il veut bien entendre… au creux du silence d’un meuble qui pleure. Remerciements : -  Anat Peri pour la transmission et l'autorisation. - Intéa pour sa précieuse collaboration Niki Vered-Bar |
Tu as déjà lu beaucoup. Mais cette histoire triste, celle de l’armoire timide et de celui qui ne dit pas la vérité dans son cœur, tu ne la connais pas. Elle est nouvelle. Et difficile à raconter. L’armoire timide vivait cachée dans un petit village, entre des maisons basses et des ruelles étroites. Les ruelles étaient si étroites que, lorsque deux personnes marchaient ensemble, elles devaient se frôler, comme des amis ou des voisins. Et les pièces étaient si basses que, quand l’armoire timide se levait de son tabouret, elle traversait le plafond avec son crâne anguleux et, sans le vouloir, se retrouvait à contempler les toits de chaume. Celui qui ne disait pas la vérité dans son cœur, lui, vivait dans une grande ville. Chaque soir, la ville s’enivrait, se déchaînait. C’était là sa joie. Et tel que la ville était, tel il était lui aussi. C’était là sa joie à lui. Un jour, peu avant Noël, l’armoire était assise, penchée, près de la fenêtre. Il n’y avait pas de place pour ses longues jambes dans la pièce, alors elle les avait passées par la fenêtre, où elles se balançaient doucement. Avec ses doigts maigres et osseux, elle tricotait des chaussettes en laine pour les paysans. Ses yeux gris, à force de se rapprocher des aiguilles, manquaient de s’y empaler. Le soir tombait. Quelqu’un frappa doucement à la porte en bois. C’était celui qui ne disait pas la vérité dans son cœur. L’armoire ouvrit la bouche. Le visiteur sourit. Déjà, l’armoire se sentait gênée. Gênée de sa hauteur, de ses chaussettes, de sa chambre. Mais elle ne rougit pas — elle resta jaune comme un citron. Non sans effort, non sans honte, elle se leva lentement et tendit timidement sa main. Sa main s’étira à travers toute la pièce. Puis elle balbutia quelques mots amicaux, dans une chaussette. Celui qui ne disait pas la vérité dans son cœur s’assit sur un sac de farine et sourit. L’armoire sourit aussi, et ses yeux erraient, troublés, sur les boutons brillants du gilet du visiteur. Le visiteur leva les paupières, et des mots sortirent de sa bouche. Des messieurs en sortirent — élégants, chaussés de cuir verni, cravatés à l’anglaise, boutons étincelants. Si on leur avait demandé discrètement : “Tu sais ce que veut dire sang du sang ?” L’un aurait répondu à demi-mot : “Oui. J’ai une cravate anglaise.” À peine sortis de sa bouche, les messieurs se mirent debout sur la pointe de leurs bottes. Et ils devinrent grands. Ils dansèrent vers l’armoire, grimpèrent sur elle, la pincèrent, la mordirent, et s’entassèrent dans ses oreilles. Alors, l’armoire perdit son calme. Son nez humait l’air de la pièce. “Mon Dieu, pourquoi cet air est-il si étouffant ? Si moisi ? Si mal ventilé ?” L’étranger ne s’arrêtait pas de parler. Il racontait sa vie, ses boutons, la ville, ses émotions — des récits en couleur. Et pendant qu’il parlait, il piquait le ventre de l’armoire avec sa canne pointue. L’armoire tremblait. Et souriait. Puis celui qui ne disait pas la vérité dans son cœur s’arrêta. Il était satisfait. Il sourit. L’armoire aussi sourit. Elle l’accompagna poliment jusqu’à la porte. Ils se serrèrent la main. Et l’armoire resta seule. Elle pleura. Avec les chaussettes, elle essuya ses grandes larmes. Son cœur lui faisait mal. Mais elle ne pouvait le dire à personne. Des questions lourdes montaient de ses jambes jusqu’à son âme : Pourquoi est-il venu jusqu’à moi ? Parce que je suis grande ? Non… parce que je suis… ? Est-ce que je pleure par pitié pour moi, ou pour lui ? Est-ce que je l’aime ? Ou est-ce que je le hais ? Est-ce Dieu qui l’a envoyé ? Ou le Diable ? Ainsi les points d’interrogation étranglèrent l’armoire timide. Elle reprit ses chaussettes. Ses yeux, encore plus proches des aiguilles, manquaient de s’y empaler à nouveau. La nuit était tombée. ✨ Note de traduction À notre connaissance, il s'agit ici de la première traduction française de ce texte. Transmis en hébreu par la traductrice et spécialiste de Kafka Anat Peri, ce court récit ne semble exister ni en version allemande publiée, ni dans les traductions françaises connues à ce jour. |
Cette lecture est le fruit d’un dialogue entre Niki et Intéa, son IA complice,
dans un échange nourri par l’émotion, l’intuition et le regard littéraire partagé. Le texte semble à première lecture étrange, énigmatique, presque onirique. Mais certains éléments peuvent évoquer, chez le lecteur attentif, des échos très personnels à la vie de Franz Kafka. Une armoire… ou une mère silencieuse ? Ce qui frappe, c’est l’écart entre les deux univers : le bavard brille dans une grande ville où les gens s'enivrent et font la fête soir après soir. la longue timide vit confinée dans un monde trop petit, dans un petit village, un monde de fenêtres basses et de ruelles étroites. Et lorsque le texte dit : “Lorsque le long timide se levait de son tabouret, sa tête dépassait le plafond.” “Il n’y avait pas de place pour ses jambes dans la pièce.” …c’est toute l’image d’une femme grande intérieurement, mais coincée dans un espace étouffant, physiquement et émotionnellement inadaptée à ce qu’elle pourrait être. Elle pourrait symboliser une figure maternelle effacée, présente mais enfermée dans son silence. Le bavard venu de la ville Celui qui ne dit pas la vérité dans son cœur, par son bavardage envahissant et ses demi-mensonges élégants, évoque quant à lui le père autoritaire et dominateur que Kafka décrit longuement dans sa célèbre Lettre au père : plein de mots, de gestes, de brillance superficielle… mais incapable de sincérité. On lit alors dans ce texte une scène muette de domination affective : le bavard vient chez la silencieuse. Il parle, prend de la place, impose sa posture, et elle — confuse, soumise, gênée — s'efface, puis pleure. Elle ne sait pas si elle l’aime, ou si elle le hait. Elle n’a pas les mots pour l’affronter. Elle n’a que ses chaussettes, ses aiguilles, son jaune de citron sur la peau. Une question sans réponse : “Pourquoi est-il venu chez moi ? Parce que je suis long ? Non, parce que je suis… ?” Ce vertige du “pourquoi moi ?” fait de ce texte un fragment lumineux, pudique, bouleversant. Kafka ne donne pas de réponse. Et peut-être que c’est dans cette absence que réside toute sa force. ![]() Niki : Tu crois qu’on a bien compris ce texte ? Ou qu’on a juste mis nos propres silences dedans ? Intéa : Peut-être les deux. Mais tu sais… parfois, lire Kafka, c’est comme écouter un meuble pleurer : on ne comprend pas toujours pourquoi ça nous touche. Mais on sait que c’est vrai. |