Lorsqu’elle se leva le matin et vit dans le miroir ses yeux cernés et bouffis, Peggy-Jeanne se sentit laide et sut que la journée ne serait pas étoilée de roses...
Dans la salle à manger, Zoé se versait du thé.
Peggy-Jeanne la rejoignit et lui demanda si la soirée de la veille avec Pauli s’était déroulée ainsi qu’elle l’escomptait.
Zoé grimaça en buvant son thé.
— J'ai trop sucré ! Hier soir ? Ne m’en parle pas ! Pauli n’est pas du tout mon genre, je ne le reverrai probablement plus ! Le resto n’était pas mal...
Cela avait pourtant bien commencé. Il s'était montré gentil, amusant... Tout allait bien, jusqu’à ce que ses amis du club de tennis fassent leur entrée.
Pauli les invita à s’asseoir en leur compagnie, et leur conversation se focalisa sur le dernier match de leur équipe. Zoé, exclue de la discussion, enrageait.
Le repas n’était même pas achevé que l’un d’eux demanda aux autres de l’accompagner voir quelqu’un ou quelque chose... Pauli l’avait tout bonnement laissée tomber pour se joindre à eux...
— Nous n’avions pas encore fini le repas, tu imagines ? pestait Zoé. Lorsque je lui en ai fait la remarque, il m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il paierait l’addition. J’ai bien vu qu’il se moquait de moi. Ah, zut ! Je viens de renverser du thé sur ma robe ! Je monte vite la rincer, sinon la tache ne partira pas.
À la table voisine, Madame Gassal venait de s’installer et aussitôt mâchonna des récriminations :
— Il n’y a plus de croissants frais, comment cela se fait-il ?
Un pensionnaire lui assura qu’il y en avait encore, il suffisait d’en demander au serveur...
— Ce garçon un peu courtaud ? Il ne me plaît pas, il a l’air sale. Pourquoi emploient-ils des étrangers ? Où est-il passé ?
Peggy-Jeanne avait entendu la remarque méprisante : « ce garçon… cet étranger… il a l’air sale... »
Par la suite, elle apprendra que la dame, xénophobe à outrance, se réclamait d'une organisation néo-nazie dans laquelle elle militait activement.
Madame Gassal reçut des croissants frais, déplora la tiédeur du café, puis se tourna vers Peggy-Jeanne :
— Et vous, mademoiselle, êtes-vous contente de votre séjour ?
— Oui ! La région est très belle et j’aime tant la mer ! De plus, la pension est agréable et j’ai une très belle chambre...
— Vous avez la chambre 17, n'est-ce pas ? Il y a quelques années, on y a découvert la femme de Maurice, morte. Elle s’était suicidée...
Interloquée, Peggy-Jeanne avala de travers :
— Vous plaisantez ?
— Pas du tout ! On a même soupçonné qu'elle avait été assassinée... Allez savoir ! Avec tous les étrangers que personne ne contrôle ! Moi, je dis ça, je ne dis rien. Il y a plein d’histoires du même genre qui circulent à la pension... Par exemple, savez- vous qu'un jour monsieur Philibert avait menacé son frère en brandissant une hache ! Oui, oui, mademoiselle ! Une autre fois, il avait renversé, exprès, un seau de peinture sur la serviette de bain qu’une pensionnaire faisait sécher sur son balcon, un étage au-dessous du sien. Croyez-moi, c'est un caractériel, cet homme.
Peggy-Jeanne émit un « Oh ! » incrédule.
Un pensionnaire, assis à une table voisine, avait entendu le récit de madame Gassal qui lui tournait le dos. Il croisa le regard de Peggy-Jeanne, monta les yeux au ciel en faisant une grimace de dénégation. Enfin, il vissa l'index sur sa tempe…
La jeune fille répondit par un signe de connivence : elle avait bien compris !
Madame Gassal continuait :
— Vous n’avez pas l’air de le croire ? C’est pourtant vrai, je vous assure ! Cela se passait avant son mariage avec Camille. Depuis qu’il l’a épousée, il s'est un peu calmé.
Le venin de la dame continuait à se répandre.
Peggy-Jeanne regretta de ne pas avoir, elle aussi, un tonneau de peinture, fluorescente de préférence, qu’elle aurait versé avec plaisir sur madame Gassal.
Elle éprouvait un vague dégoût :
— Vous connaissez d’autres histoires comme ça ?
— Ah ! Ça vous intéresse, je vois...
Échauffée par l’intérêt qu’elle croyait éveiller chez la jeune fille, la dame était loin d’être à court de commérages. Disons-le, c'était sa passion !
Elle ne percevait la société et la morale qu'à travers un miroir brouillé ; alors, en manipulant soit les apparences, soit ses propres délires, elle arrivait à tisser des médisances jusqu'à atteindre un niveau quasi transcendantal.
Ses récits diffamatoires étaient bien rodés, il lui suffisait de les régurgiter avec toute la malveillance qui la caractérisait, inventant, mélangeant sans frein le vrai et le faux, rehaussant certains détails un peu tièdes, la langue chargée d’orties :
— Et le brigandage... On me vole sans cesse, saviez-vous ? Veillez à ne laisser aucun objet de valeur dans votre chambre. Ce sont tous des voleurs ici... Pas étonnant, d’ailleurs, ils prennent du personnel, allez savoir qui sont ces gens. La plupart sont des sans-papiers. Des juifs ! Des arabes ! Des noirs ! Des francs-maçons ! Des chinois... que sais-je encore ? On laisse faire ! Le gouvernement ferme les yeux sur ce qui se passe ici ! Ah ! Elle est belle la France d’aujourd’hui !
Peggy-Jeanne resta rêveuse.
« Décidément, se dit-elle, les gens ne sont pas du tout tels qu’on les voit au premier abord.
Certains portent des masques qui finissent par s'incruster profondément en eux. Si profondément qu'à la longue ils ne cachent même plus leurs mensonges ! Leur hypocrisie et leur duplicité finissent par devenir leur bonne foi. »
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