Le lendemain, Maurice remit à Peggy-Jeanne trois messages de
Valentin qui étaient arrivés la veille. Il avait téléphoné ; il espérait
qu’elle allait bien et ajoutait qu’elle lui manquait.
Immédiatement
elle demanda la communication avec son cher Valentin : c’est sa
mère qui répondit :
— Non, il est sorti. Tout va bien Peggy-Jeanne ? Vous n’avez pas
pris votre portable avec vous ? Évidemment, un portable à la mer, ce ne
sont plus des vacances ! Bien sûr, je lui transmettrai que vous allez bien
et… il vous manque aussi ? Dites, vous a-t-il prévenue que Sébastien
rentrait d’Argentine ? Vous n’étiez pas au courant ? Que dites-vous ? Il
peut vous envoyer des messages sur le Net ? Je le lui dirai…
Chic ! le frère de Valentin, le chasseur de dinosaures, avait fini sa mission et était rentré en France, quelle bonne nouvelle !
Gustave se précipita vers Peggy-Jeanne dès qu’elle entra dans le
hall de la pension.
— Il faut que je te parle. Depuis hier tu m’évites. Viens !
Il l’entraîna vers les marches de l’escalier, la tint par la main et la
guida jusqu’à la courette qui servait essentiellement pour l’arrivée
des marchandises.
— Mettons-nous là…
Il lui désigna une excroissance du mur qui présentait un
entablement sur lequel ils s’assirent. Gustave tourna et retourna le
revers de son bermuda, le nez collé au sol, l’œil battu d’un chien qui
affronte le courroux de son maître :
— Que se passe-t-il ? Tu as l’air de m’en vouloir. Est-ce que j’ai
fait quelque chose de mal ?
Gustave avait pris une contenance si lugubre que Peggy-Jeanne
esquissa un écart.
Scène de dernier devoir… un corbillard noir… une Marche
Funèbre accompagne le convoi… Requiem, la-la-la-la-la…
— Hier, continua-t-il de la même voix endeuillée, tu n’as cessé
de me battre froid… Pourquoi ?
Zoé sortit vite du cortège mortuaire et enfila ses gants de boxe.
— Pourquoi ? Dis-moi plutôt pourquoi tu m’avais quittée si
brusquement le soir de la foire ? Tu as modifié ton comportement dès
l’instant où tu t’es mis à penser à Zoé et à me parler d’elle…
— Zoé ? Ah, Zoé…
Gustave eut une seconde de flottement, que diable venait
faire Zoé dans cette histoire ? Subitement, il se rappela que les
deux jeunes filles avaient passé un moment en tête-à-tête, hier.
Zoé aurait-elle raconté à Peggy-Jeanne leurs amours des étés
derniers ? Lui aurait-elle dit ce qu’ils avaient fait ensemble ? Bon
sang ! Zoé était si bavarde ! Pas étonnant donc que Peggy-Jeanne
fasse sombre mine ! Il avait tout de suite deviné qu’elle était plutôt
puritaine, un peu oie blanche. Mais… quels détails Zoé avait-elle
pu lui confier ?
Naufrage… Touché, coulé ! Gustave se noyait.
Il demanda :
— Que t’a-t-elle raconté ?
— Zoé ? Rien… Aurait-elle dû me raconter quelque chose ?
— Il n’y a strictement rien entre Zoé et moi, on se connaît à peine,
je t’assure !
Pas de bouée à l’horizon… Comment allait-il s’en sortir ?
Un sucre rose emplit sa bouche :
— Revenons-en à nous…
— Zut ! J’en ai ras la tasse ! On discutera de cela une autre
fois… Je n’ai pas encore pris mon petit déjeuner et j’ai hâte de me
baigner…
Peggy-Jeanne était irritée à présent.
Et déçue… « Je suis allergique aux mecs pleurnichards. Quelle flaque ! Je le trouvais si bien l’autre jour… »
La salle à manger était presque pleine. Dans un coin, la sinistre
Madame Gassal s’en prenait, une fois de plus, à l’un des serveurs.
Peggy-Jeanne s’assit en face de Zoé.
— Eh bien ! fit cette dernière, tu en fais une tête ! Tu as dérapé sur
tes pantoufles ce matin, ma belle ?
Ce « ma belle » encore ! C’était agaçant à la fin.
— S’il te plaît, j’aimerais bien que tu ne me dises plus « ma
belle » !
— Ah oui ? dit Zoé, en riant comme d’une bonne blague. Tu n’as
pas répondu… Pourquoi tu fais cette triste mine ? Tu as mal dormi
ou quoi ?
— Non… j’ai un peu mal à la tête, mentit-elle à demi.
Elle anticipait à peine. C’est sûr, elle n’allait pas tarder à avoir mal
à la tête avec les « ma belle » de Zoé !
— Tu étais trop au soleil hier, ma belle !
Et voilà !
— Flûte-put-zut… ! Cesse de dire « ma belle », c’est ça qui me
fait mal à la tête !
— C’est très mauvais le soleil à fortes doses, continua Zoé qui
n’écoutait qu’elle-même. Il faut que tu mettes une crème solaire
protectrice. Une bonne dose toutes les heures, quand tu t’exposes, tu
verras, cela protège efficacement. Et couvre-toi la tête. Moi je ne sors
pas sans mettre de chapeau.
Du coup, Peggy-Jeanne se sentit de plus mauvaise humeur encore
et ses neurones commencèrent à tricoter des barbelés.
— Eh, arrête !
Zoé n’arrêtait pas. Elle éparpillait mille conseils qu’elle assurait
plus efficaces les uns que les autres.
Peggy-Jeanne broyait la nappe
avec une nervosité croissante ce qui lui donna des idées : étouffer Zoé
avec, ou plutôt la pendre ? L’autre ne s’apercevait de rien. La dernière
goutte de thé enfin bue, Zoé se leva, et Peggy-Jeanne laissa filtrer un
long soupir de soulagement. Le sang revint couler normalement dans
ses veines, la nappe retrouva sa place légitime sur la table, on avait
évité le pire.
Elle était encore à table, enfin détendue, lorsque Zoé revint, apportant deux crèmes que, d’après elle, il était obligatoire d’employer…
Le teint brusquement poussiéreux de Peggy-Jeanne, ses poings
serrés sur le bout de nappe à nouveau écrabouillé auraient pu alerter
un quelconque observateur de la scène. Il aurait su, lui, qu’une guerre
nucléaire allait s’abattre sur cette partie de la salle à manger.
L’une des
deux protagonistes succombera, fatalement : Zoé allait-elle payer ?
Peggy-Jeanne vociféra :
« Je ne veux aucune crème ! »
L’explosion était imminente ; les petites fées vérifiaient le contenu
de la trousse des premiers secours :
— Compresses stériles ?
— C’est bon !
— Sparadrap ?
— C’est bon !
— Lotion antiseptique ?
— C’est bon !
— Couverture de survie ?
Peggy-Jeanne allait sans doute sortir ses mitraillettes, mais ce fut un éclat de rire qui explosa ; probablement une larmichette, un fragment de mémoire de l’aïeule Peggy, qui avait traversé les âges…
Le ridicule, l’absurde, le grotesque de la situation furent décisifs.
Trop polie et trop charitable pour se laisser aller à un acte guerrier ou même au coup de poing vengeur sur le nez de Zoé dont elle rêvait,
Peggy-Jeanne rit si fort qu’elle en eut les larmes aux yeux.
Zoé resta interdite… quelques secondes. Du cambouis collait
désespérément à ses méninges.
Elle ne comprenait pas, ne voyait
rien, n’avait même pas entendu le vigoureux « Je ne veux aucune
crème ! » fort, net, distinct, mais ce fut comme si elle avait des
bouchons dans les oreilles.
Elle avait décidé que son « amie » devait
mettre une crème, et elle n’avait pas dit son dernier mot. Elle lui parla
d’une autre gamme d’onguents aux extraits naturels qui conviennent
à tous les types de peau. « Va à la pharmacie à Villeneuve-Loubet, ils
doivent en avoir » et patati et patata…
Peggy-Jeanne avait perdu cette bataille. Elle était à bout.
L’acharnement de l’autre eut raison d’elle ; elle se leva vivement
en bousculant sa chaise qui heurta la table de madame Gassal qui,
surprise, se mit à hurler.
La débâcle… Peggy-Jeanne sortit, presque en courant, de la salle
à manger.
Elle entendit derrière elle la voix indignée de Zoé : « Eh bien ! Qu’est-ce qui t’arrive ? »
La journée commençait mal.
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