PEGGY-JEANNE, Le poker des fées
Niki Vered-Bar

Zoé

Chapitre 6

Une nuit de mauvais sommeil laisse des traces et l’activité de l’esprit en est troublée ; les pensées oscillent vers l’excessif. On ne remarque pas, ou à peine, que les cauchemars continuent à nous projeter des ombres disproportionnées.
Peggy-Jeanne se réveilla très tôt, l’aube effleurait à peine la lisière du jour. Chez cette jeune fille fragile, d’une sensibilité de sismographe aussi perceptible que celle d’un petit oiseau, la réalité frôlait le drame.
Des images lancinantes se frangeaient autour d’elle, inlassablement. Encore, et encore. Elle se reprochait d’avoir cédé à son élan, suspectant Gustave de s’être joué d’elle ; elle envisageait même d’interrompre ses vacances et de rentrer chez elle retrouver le fidèle et gentil Valentin, son jeune voisin, le frère de Sébastien-le-chasseur-de-dinosaures. Quelle famille adorable… Valentin, si dévoué. Il entrera en Terminale à la rentrée, un peu grâce à elle car elle l’aidait dans ses études. Lui, petit génie de l’informatique, accourait à son secours pour récupérer des dossiers égarés ou débloquer un programme subversif. Toujours disponible. C’est lui qui l’avait escortée à la gare : « Cette valise est trop lourde pour toi, je t’accompagne ! » Quel garçon attentionné !
Elle pensait fort à Valentin ce matin-là. Il y avait entre eux une grande, belle et franche amitié : il était plus jeune, comme un petit frère pour elle, ce qui harmonisait l’affection qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. Surgi de la bousculade de cette nuit crispée, Valentin se parait de toutes les qualités de la Terre, tout l’opposé du fourbe Gustave. Quant à cette Zoé, elle pouvait bien accaparer Gustave si elle le désirait, Peggy-Jeanne s’en fichait comme de sa première barboteuse. Pourquoi ce perfide individu lui avait-il infligé une telle déception ? Pourquoi avait-il donné tous les signes d’un début de passion alors que sa pensée ne quittait pas cette répugnante Zoé ?
Peggy-Jeanne se souvenait de la manière dont il avait caressé sa main, elle respirait encore sa bouche sur la sienne.
« On voit de la musique au fond de tes yeux… On voit de la musique au fond de tes yeux… »
En fait de musique, un De Profundis à faire pleurer les tomettes provençales ponctuait ce début du jour.

Gustave dormait bien, lui, d’un sommeil serein. Si on l’avait averti de l’état d’âme de Peggy-Jeanne, il aurait été stupéfait. Il ne se souvenait pas avoir ressenti un tel élan envers une jeune fille, ni d’avoir jamais été déstabilisé à ce point. Certainement pas avec Zoé ! Une fille bien plaisante Zoé, certes ! Encore qu’empesée d’un caractère pas commode. Soyons franc, elle pouvait être carrément odieuse !
Il y a deux ans, ils avaient fait l’amour ensemble à maintes occasions, mais sans la moindre once de passion. Ils n’avaient été que deux partenaires de vacances qui désiraient les passer le plus agréablement possible.
Zoé était jalouse de nature, mais elle avait appris à dissimuler ce sentiment. Elle n’éprouvait pas un penchant vraiment marqué envers Gustave et supportait relativement bien ses écarts amoureux ; à condition que ça ne se passe pas devant elle. Elle présente, elle entendait occuper la première place telle une maîtresse intransigeante qui domine son esclave et qui a des droits sur lui. Pas question de céder sa place – OK ?

De bon matin il partit à Grasse où il fut reçu à bras ouverts par l’antiquaire à qui il vendit le bahut, puis il reprit la route pour se rendre à l’aéroport de Nice. La mère de Zoé souffrait de sa sciatique et c’est pourquoi les Guillodoux avaient demandé au jeune homme d’accueillir leur fille.

Lorsque Zoé l’aperçut, elle courut vers lui. Gustave prit la valise, le sac de voyage, et bras dessus, bras dessous, ils se hâtèrent de quitter la foule de vacanciers qui obstruait le hall de l’aéroport.
Zoé était grande et mince mais pas vraiment jolie. Elle avait une allure sèche, à peine assouplie par deux années de danse. Malheureusement, cela avait épaissi ses jambes de mollets trop musclés. Les traits de son visage étaient réguliers mais autoritaires, ce qui accentuait le nez serré, un peu long, le menton acide, la bouche coincée. Ses élèves de la classe de physique-chimie savaient exactement à quel moment mademoiselle Zoé était plongée dans d’abyssales réflexions : elle roulait ses lèvres à l’intérieur de sa bouche, les faisant entièrement disparaître en ne laissant qu’une fente faiblement ourlée qui bouleversait sa figure et dévoilait une face simiesque…

La nature de Gustave était celle d’un suiveur, il laissait Zoé le dominer et cédait à ses caprices. En fait, il avait un peu peur d’elle ; mais cela, il ne se l’était jamais avoué et elle, elle ne l’avait jamais remarqué. Elle ne dit mot de sa récente déception sentimentale avec le riche québécois. Gustave tenta une allusion qui fut aussitôt repoussée :
— On en discutera une autre fois…
Il aurait adoré parler de Peggy-Jeanne, raconter les sentiments si forts qui l’agitaient depuis la veille. Il crevait d’envie de partager cette émotion, et Zoé aurait été la confidente idéale. Hélas, cela n’était pas le bon moment, pas tant qu’elle pleurerait son amour déçu, son Québécois envolé !

Ainsi que Gustave l’avait prévu, ils arrivèrent à la pension à l’heure du déjeuner. Dans la salle à manger, la nouvelle vacancière fut accueillie par ses parents, reçut l’accolade de Philibert et de Maurice. Elle dispensa des saluts de reine aux membres du personnel, et se mit à table avec ses parents. Gustave fut convié à s’asseoir et à manger en leur compagnie. Il accepta en oubliant que la veille, il avait dit à Peggy-Jeanne qu’ils mangeraient ensemble avec Zoé. Plus tard, il la chercha des yeux, l’aperçut en présence de monsieur Kachaki. Il voulut capter son regard pour la saluer, mais elle ne le regardait pas et il renonça ; il ne l’avait pas vue depuis leur sortie à la foire et avait bien envie d’être à nouveau en sa compagnie.

Tant pis ! Il lui parlerait certainement plus tard.
Mais après le repas, Peggy-Jeanne resta introuvable.
Le jeune homme courut à la plage « sauvage », elle n’y était pas. Désœuvré, mécontent, il se baigna un peu, joua au badminton avec deux touristes suisses, but un café en leur compagnie, et rentra au Cocotier, impatient et désireux de voir Peggy-Jeanne.
Elle était étendue sur une chaise longue dans la fraîcheur du jardin de la pension et sirotait un apéritif en discutant avec une jeune personne installée à côté d’elle : Zoé !

Les jeunes filles invitèrent Gustave à s’asseoir avec elles.
— Peggy-Jeanne me racontait des histoires qui lui sont arrivées lors de ses six mois de remplacement, dit Zoé.
— Quels six mois ? De quoi parlez-vous ?
— Peggy-Jeanne est pharmacienne. Mais tu ne la connais peut- être pas encore, elle n’est arrivée qu’avant-hier.
— Nous avons fait connaissance hier, rectifia Peggy-Jeanne en souriant de travers du coin des lèvres. Gustave m’a emmenée hier à la Foire au Troc.
— Vous étiez à la Foire au Troc ? Celle de Mouans-Sartoux ? Oh ! j’ai très envie d’y aller aussi ! Gustave, quand m’y emmènes-tu ?
— C’est fini. La foire n’a duré qu’un jour.
La déception de Zoé fut de brève durée. La région ne manquait pas de festivités et elle était bien décidée à en voir le plus possible.
Elle reprit ses explications :
— Revenons-en à Peggy-Jeanne. Après l’obtention de son DES, elle a fait un stage de six mois à la pharmacie de son oncle. Allez, ma belle, continue…

Le soir, ils prirent le repas à la même table. Gustave guettait le regard de Peggy-Jeanne, mais elle ne le frôlait qu’à peine.
Il se sentit rejeté et malheureux.
À la fin du repas, Zoé se dirigea vers la table de ses parents et leur adressa quelques mots. Gustave glissa vite à Peggy-Jeanne :
— Je voudrais te parler.
— Qu’y a-t-il ?
— Pas maintenant, pas là. Viens avec moi. On fait un tour ?
— Bonne idée ! Zoé ! lança-t-elle à la jeune fille qui les rejoignait, nous allons nous promener, veux-tu venir avec nous ?
La consternation de Gustave était palpable. Zoé répondit :
— Non ma belle, je vais accompagner mes parents. Ils ont envie de flâner dans le vieil Antibes, et moi aussi. Mais, vous n’avez qu’à vous joindre à nous !
Gustave se taisait. Il tenait absolument à se retrouver seul avec Peggy-Jeanne. Il la regardait sans parvenir à croiser son regard qu’elle laissait vagabonder sans cesse ailleurs. Il avait dû commettre un impair, c’est sûr, mais ne cernait pas sa faute.
Elle, elle évitait sa compagnie, était triste à en mourir. Pour camoufler sa mélancolie, elle inondait Zoé et Gustave de rires et de sourires de mascarade.

En faisant la connaissance de Zoé, elle avait trouvé la jeune fille cultivée, assez intéressante, un peu arrogante.
Toutefois, son ton protecteur, ses « ma belle » à répétition, n’étaient pas à son goût. Elle se dit qu’elle devrait le lui dire avant que cela ne devienne intolérable.
Plus tard, lorsque Gustave vint les rejoindre, Peggy-Jeanne sentit son cœur se serrer. Il semblait si… inconfortable ; voilà, c’est cela, il semblait terriblement inconfortable ! Elle aurait voulu le prendre par la main et rire de toute la véhémence de ses pupilles musicales. Bah ! Il n’était pas question de gâcher ses vacances qui ne faisaient que commencer.

baguette magique
LesLes petites fées applaudirent.
*

Et puis les « amourettes » de vacances, non, vraiment, ce n’était pas son style ! Ce jeune Gustave, tout séduisant qu’il soit, c’était fini !

baguette magique

Les petites fées applaudirent plus fort et Cerise en eut la paume des mains toute rouge.

*

— Alors, vous venez à Antibes ? interrogea Zoé pour la seconde fois.
— D’accord, dit Peggy-Jeanne.
— Et toi, Gustave ?
Gustave boudait. Il voulait son tête-à-tête avec Peggy-Jeanne. De dépit, il faillit refuser, mais finalement bougonna un oui courroucé, et tourna talon en annonçant qu’il les retrouverait dans quelques minutes.

— Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Zoé. Il est fâché ?
Peggy-Jeanne esquissa hypocritement une moue perplexe qui laissait supposer qu’elle n’en avait pas la moindre idée…
En compagnie des parents de Zoé, ils flânèrent longuement dans le vieil Antibes, parcourant les ruelles étroites, les petites places, visitant des ateliers d’artisans qui œuvraient toutes portes ouvertes.
Ils longèrent les remparts puis s’achetèrent des cornets de glace qu’ils dégustèrent, accoudés au surplomb des quais du port.
Enfin, Madame Guillodoux se plaignit d’avoir mal à la jambe – vous vous souvenez ? elle souffre d’une sciatique – et ils prirent le chemin du retour.
Gustave avait à peine desserré les dents de toute la soirée. Aussitôt arrivé au Cocotier, il marmonna aux autres une vague excuse et les quitta.

— Ne fais pas attention, ma belle, dit Zoé à Peggy-Jeanne, il a parfois des coups de tête, ça lui passera vite.
— Oh, je ne suis pas inquiète… Dis, veux-tu bien cesser de dire « ma belle » ?

Hélas, Zoé s’était éloignée et n’avait pas entendu.


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