PEGGY-JEANNE, Le poker des fées
Niki Vered-Bar

T’as d’beaux yeux, tu sais…

Chapitre 5

Au marché de Mouans-Sartoux, le café était toujours aussi plein.
Un geste maladroit d’un consommateur fit tomber le chapeau de Peggy-Jeanne.
Gustave le ramassa, brossa du bout des doigts l’empreinte cendrée qu’avait laissée la poussière du sol, et le posa, en l’inclinant légèrement, sur les cheveux de la jeune fille.
Elle sentit ses joues s’embraser, sans que le soleil y fût pour quoi que ce soit. Gustave la regardait.
Il observait le geste qu’elle avait de couler interminablement une fine mèche de cheveux entre ses doigts. Le mouvement fluide et gracile l’hypnotisait. Il avait frôlé ses cheveux en lui remettant le chapeau et avait envie de les toucher à nouveau, désirait sentir leur consistance, les imaginait soyeux, satinés, doux. Il finit par simuler la découverte d’un corps étranger.
— Excuse-moi, tu as quelque chose, là…
À la façon d’un prestidigitateur, il épousseta la chevelure qui dépassait du chapeau, la secoua délicatement comme pour dégager l’intrus, puis présenta à Peggy-Jeanne un brin d’aiguille de pin qu’il avait repéré auparavant sur la table.
Ce n’était pas tout, il y avait autre chose :
— Veux-tu bien ôter tes lunettes de soleil ? Je voudrais voir tes yeux.
— Tu les as regardés auparavant : tu m’avais dit qu’on y voit de la musique !
— C’est vrai. Tes yeux chantent quand tu ris, ils se remplissent de tous les ors du monde. S’il te plaît ?
« Un poète » se dit la jeune fille, hésitant entre la moquerie et l’émotion.
Elle leva une main mais il devança son geste et enleva lui-même les lunettes. Un peu perdue, elle rit pour se donner une contenance.

Il se dit qu’il n’avait jamais vu des yeux pareils.
— Je n’ai jamais vu des yeux pareils, bredouilla-t-il.

baguette magique

Les petites fées jouaient encore aux cartes.
Cerise soufflait sur les verres des jumelles pour les embuer et mieux les nettoyer.
— Quel est l’atout ? demanda-t-elle.
— C’est trèfle ! Tu pourrais quand même faire attention au jeu : tu vas perdre de nouveau !
— Je sais, je sais… Mais ce qui se passe entre ce chenapan et notre petite Peggy-Jeanne me perturbe…
— Et dix de der ! annonça triomphalement Cassis.
— Zut ! Bile de rouille et fiel de cloque ! C’est encore toi qui gagnes… À mon tour de distribuer.
Prune assembla les cartes, les mélangea avec dextérité, et commença la distribution en demandant à Groseille qui avait pris les jumelles :
— Alors ? que se passe-t-il en bas ?
— Non ! s’exclama Groseille soudain. Oh ! Il ne va pas… Non !
Elles laissèrent tomber leurs cartes et se précipitèrent vers le rebord de la Terre, pour mieux voir…

*

Gustave était ému. Son corps, dérouté, n’en faisait qu’à sa tête… Il avait pris la main de la jeune fille dans la sienne. S’il lui caressait les doigts, c’était d’un mouvement instinctif dont il n’était pas vraiment conscient.
C’était le même geste qu’il effectuait lorsque, tout petit enfant, il s’accrochait à son doudou de chiffons, pour se sécuriser.
Peggy-Jeanne sentait le trouble du jeune homme et ne savait comment réagir. Libérer sa main ? Elle n’en avait pas envie.
S’abandonner à l’enchantement de l’instant ? C’était tentant, mais elle soupçonnait Gustave de ne pas s’arrêter là.
« Voilà ! Qu’est-ce que je disais ! » pensa-t-elle au moment où la bouche du jeune homme se posa sur la sienne. Elle remarqua qu’il semblait dans un état second ; il n’avait même pas l’air de savoir ce qu’il faisait. Elle, elle se sentait hyper, hyper lucide, les joues plus enflammées que jamais.

baguette magique

Les fées n’étaient pas contentes du tout. Elles s’agitaient et tapaient du pied, marmonnaient des imprécations, hésitant quant à la conduite à suivre…

*

Quelque chose ranima Gustave – probablement le roi de pique que Cerise lui avait lancé de tout là-haut.

Il parut étonné de son incartade, voulut dire une phrase du genre « Ciel ! Que suis-je donc en train de faire ? » Heureusement, il eut le bon goût de se contenter de bafouiller.
Il était si grotesque qu’à nouveau Peggy-Jeanne éclata de rire.
— Ne ris plus, la supplia-t-il.
Il faisait déjà presque complètement nuit. Gustave paya l’addition, se souvint du bahut qu’il avait acheté ; il voulait que Peggy-Jeanne le voie :
— C’est un buffet superbe, une occasion rare.

Ils se rendirent à la camionnette et Peggy-Jeanne put admirer le meuble. Sur la route du retour, elle perçut qu’à chaque arrêt du véhicule, la main droite de Gustave quittait le volant, cherchait la sienne, mais très vite reprenait sa place, comme si une force inconnue le rappelait à l’ordre.
Elle-même sentait sa main gauche attirée comme un aimant vers la sienne, le même phénomène se produisait et la main retombait sagement sur ses genoux.
Peggy-Jeanne souriait et rêvait… Parfois, les lendemains paraissent si attrayants qu’on se permet de les espérer. « Demain, que se passera-t-il demain ? »
La camionnette fit une embardée.

— Zoé arrive demain, dit Gustave soudain, alors qu’ils atteignaient Villeneuve-Loubet.
Des tessons de rêve s’éparpillèrent, giflés par un vent malveillant.
— Zoé ? Qui est Zoé ? demanda Peggy-Jeanne d’une voix polaire.
— La fille des Guillodoux. Ils sont à la pension depuis une semaine. Ils viennent ici tous les ans.
— Philibert et Maurice m’en ont parlé hier soir. Elle a connu dernièrement une peine sentimentale je crois ?
— Oui… Son père m’a dit qu’elle était quasiment fiancée avec un riche québécois ; exactement le genre de type qu’il lui fallait. Et paf, il a disparu. Une semaine après, elle a appris qu’il était déjà marié et avait une grande fille. Quel dommage ! Tiens ! je serai content de la revoir… J’essaierai de la distraire. Ah ! cette Zoé… quelle fille !

Gustave déroulait un film où Peggy-Jeanne n’était plus la vedette, ne jouait aucun rôle, même pas en figuration ; elle était sortie de l’affiche. Aïe ! piqûre dans la poitrine.
Le jeune homme connaissait Zoé depuis longtemps, ils étaient certainement bons amis, plus peut- être.
« Une jeune fille qui prend de la place » avaient dit les deux frères hier soir, que voulaient-ils dire ?
Et lui, Gustave, que ressentait-il pour cette Zoé ? Voyait-il aussi de la musique, des madrigaux, des troubadours au fond de ses yeux ? L’avait-il embrassée ? Peggy- Jeanne ne connaissait Gustave que depuis ce matin, mais les dernières heures qu’ils avaient passées ensemble, cette drôle de communion du langage les avaient rapprochés, indubitablement.
« Trop même » se réprimanda-t-elle. La pensée que Gustave avait peut-être des affinités pour cette Zoé lui faisait mal.
« Hé ! Il faut que je me ressaisisse ! Je n’en suis qu’à mon premier jour de vacances, et déjà mon cœur se détraque ! Allons ! Peggy- Jeanne, ma fille, reprends-toi ! »

baguette magique
« Peggy-Jeanne, ma fille, reprends-toi ! » venait de souffler Prune…
*

— Je laisse le bahut dans le coffre. Demain matin, je le porterai à Grasse où… où l’un de mes concessionnaires l’acheminera jusqu’à… mon magasin, à Paris. Nous n’étions pas loin, mais tant pis, il est trop tard.
En fait il y avait pensé : Grasse n’était qu’à une vingtaine de minutes de la Foire au Troc de Mouans-Sartoux, mais la jeune fille l’accompagnait et aurait pu alors découvrir que l’acquisition était pour son patron et non pour lui…
— Ensuite, j’irai à l’aéroport de Nice pour accueillir Zoé. Si tout se passe sans accroc, nous serons de retour au Cocotier pour le repas de midi. Nous mangerons ensemble tous les trois, tu veux bien ? Cela vous permettra de faire connaissance. Tu verras, elle est sympa… Je me demande si elle a vu le film que je lui avais recommandé ? Tu sais qu’elle a failli se noyer l’année dernière ? Dans quel état elle était… Et moi qui riais… Elle était furieuse ! Zoé… Je n’en peux plus, je suis exténué, je vais tout de suite me coucher. À demain !

Il l’abandonna en laissant l’ombre d’un baiser plat sur la joue.
Peggy-Jeanne resta sur place, déconcertée.
Cette journée, tellement riche en émotions chaudes et en secousses du cœur, s’achevait de guingois, vidée d’air comme un soufflé sorti trop tôt du four. Son engouement récent se métamorphosait en pluies orageuses.
Elle entra à son tour dans la pension, en pleine confusion, et se mit au lit.
Elle ne put trouver qu’un sommeil déchiqueté.
Elle se tournait et se retournait, les draps en bagarre, ne trouvant aucun confort.
Le même rêve la harcela toute la nuit : Zoé, sous les traits d’une sauterelle géante et au visage de pintade très maquillée, sautillait dans un jardin où se bousculaient des bougainvilliers, du laurier-rose, des oliviers, des pins parasol, de la lavande, du romarin, un citronnier, du mimosa, un palmier et même une vigne… Gustave s’accrochait au cou de la sauterelle, faisait des bonds lui aussi, et n’avait plus un seul regard pour Peggy-Jeanne. Pire, il disait à la laide bestiole :
— On voit de la musique au fond de « tes » yeux.
— Mais… dans les miens aussi… Regarde mes yeux…
— Je sais, je sais, je sais, mais, mais, mais, Zoé… Zoé, Zoé, Zoé…


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