Il se dit qu’il n’avait jamais vu des yeux pareils.
— Je n’ai jamais vu des yeux pareils, bredouilla-t-il.
Les petites fées jouaient encore aux cartes.
Cerise soufflait sur les
verres des jumelles pour les embuer et mieux les nettoyer.
— Quel est l’atout ? demanda-t-elle.
— C’est trèfle ! Tu pourrais quand même faire attention au jeu : tu
vas perdre de nouveau !
— Je sais, je sais… Mais ce qui se passe entre ce chenapan et
notre petite Peggy-Jeanne me perturbe…
— Et dix de der ! annonça triomphalement Cassis.
— Zut ! Bile de rouille et fiel de cloque ! C’est encore toi qui
gagnes… À mon tour de distribuer.
Prune assembla les cartes, les mélangea avec dextérité, et
commença la distribution en demandant à Groseille qui avait pris les
jumelles :
— Alors ? que se passe-t-il en bas ?
— Non ! s’exclama Groseille soudain. Oh ! Il ne va pas… Non !
Elles laissèrent tomber leurs cartes et se précipitèrent vers le
rebord de la Terre, pour mieux voir…
Gustave était ému. Son corps, dérouté, n’en faisait qu’à sa
tête… Il avait pris la main de la jeune fille dans la sienne. S’il
lui caressait les doigts, c’était d’un mouvement instinctif dont
il n’était pas vraiment conscient.
C’était le même geste qu’il effectuait lorsque, tout petit enfant, il s’accrochait à son doudou de chiffons, pour se sécuriser.
Peggy-Jeanne sentait le trouble du jeune homme et ne savait
comment réagir. Libérer sa main ? Elle n’en avait pas envie.
S’abandonner à l’enchantement de l’instant ? C’était tentant, mais elle
soupçonnait Gustave de ne pas s’arrêter là.
« Voilà ! Qu’est-ce que je
disais ! » pensa-t-elle au moment où la bouche du jeune homme se
posa sur la sienne. Elle remarqua qu’il semblait dans un état second ;
il n’avait même pas l’air de savoir ce qu’il faisait. Elle, elle se sentait
hyper, hyper lucide, les joues plus enflammées que jamais.
Les fées n’étaient pas contentes du tout. Elles s’agitaient et tapaient du pied, marmonnaient des imprécations, hésitant quant à la conduite à suivre…
Quelque chose ranima Gustave – probablement le roi de pique que Cerise lui avait lancé de tout là-haut.
Il parut étonné de son incartade, voulut dire une phrase du genre
« Ciel ! Que suis-je donc en train de faire ? » Heureusement, il eut le
bon goût de se contenter de bafouiller.
Il était si grotesque qu’à nouveau Peggy-Jeanne éclata de rire.
— Ne ris plus, la supplia-t-il.
Il faisait déjà presque complètement nuit. Gustave paya l’addition,
se souvint du bahut qu’il avait acheté ; il voulait que Peggy-Jeanne
le voie :
— C’est un buffet superbe, une occasion rare.
Ils se rendirent à la camionnette et Peggy-Jeanne put admirer
le meuble. Sur la route du retour, elle perçut qu’à chaque arrêt du
véhicule, la main droite de Gustave quittait le volant, cherchait la
sienne, mais très vite reprenait sa place, comme si une force inconnue
le rappelait à l’ordre.
Elle-même sentait sa main gauche attirée
comme un aimant vers la sienne, le même phénomène se produisait
et la main retombait sagement sur ses genoux.
Peggy-Jeanne souriait et rêvait… Parfois, les lendemains
paraissent si attrayants qu’on se permet de les espérer. « Demain,
que se passera-t-il demain ? »
La camionnette fit une embardée.
— Zoé arrive demain, dit Gustave soudain, alors qu’ils atteignaient
Villeneuve-Loubet.
Des tessons de rêve s’éparpillèrent, giflés par un vent malveillant.
— Zoé ? Qui est Zoé ? demanda Peggy-Jeanne d’une voix polaire.
— La fille des Guillodoux. Ils sont à la pension depuis une
semaine. Ils viennent ici tous les ans.
— Philibert et Maurice m’en ont parlé hier soir. Elle a connu
dernièrement une peine sentimentale je crois ?
— Oui… Son père m’a dit qu’elle était quasiment fiancée avec un
riche québécois ; exactement le genre de type qu’il lui fallait. Et paf,
il a disparu. Une semaine après, elle a appris qu’il était déjà marié et
avait une grande fille. Quel dommage ! Tiens ! je serai content de la
revoir… J’essaierai de la distraire. Ah ! cette Zoé… quelle fille !
Gustave déroulait un film où Peggy-Jeanne n’était plus la vedette,
ne jouait aucun rôle, même pas en figuration ; elle était sortie de
l’affiche. Aïe ! piqûre dans la poitrine.
Le jeune homme connaissait
Zoé depuis longtemps, ils étaient certainement bons amis, plus peut-
être.
« Une jeune fille qui prend de la place » avaient dit les deux frères
hier soir, que voulaient-ils dire ?
Et lui, Gustave, que ressentait-il
pour cette Zoé ? Voyait-il aussi de la musique, des madrigaux, des
troubadours au fond de ses yeux ? L’avait-il embrassée ? Peggy-
Jeanne ne connaissait Gustave que depuis ce matin, mais les dernières
heures qu’ils avaient passées ensemble, cette drôle de communion du langage les avaient rapprochés, indubitablement.
« Trop même » se réprimanda-t-elle.
La pensée que Gustave avait peut-être des affinités pour cette Zoé lui faisait mal.
« Hé ! Il faut que je me ressaisisse ! Je n’en suis qu’à mon premier
jour de vacances, et déjà mon cœur se détraque ! Allons ! Peggy-
Jeanne, ma fille, reprends-toi ! »
— Je laisse le bahut dans le coffre. Demain matin, je le porterai à Grasse où… où l’un de mes concessionnaires l’acheminera
jusqu’à… mon magasin, à Paris. Nous n’étions pas loin, mais tant
pis, il est trop tard.
En fait il y avait pensé : Grasse n’était qu’à une vingtaine de
minutes de la Foire au Troc de Mouans-Sartoux, mais la jeune fille
l’accompagnait et aurait pu alors découvrir que l’acquisition était
pour son patron et non pour lui…
— Ensuite, j’irai à l’aéroport de Nice pour accueillir Zoé. Si
tout se passe sans accroc, nous serons de retour au Cocotier pour
le repas de midi. Nous mangerons ensemble tous les trois, tu veux
bien ? Cela vous permettra de faire connaissance. Tu verras, elle
est sympa… Je me demande si elle a vu le film que je lui avais
recommandé ? Tu sais qu’elle a failli se noyer l’année dernière ?
Dans quel état elle était… Et moi qui riais… Elle était furieuse !
Zoé… Je n’en peux plus, je suis exténué, je vais tout de suite me
coucher. À demain !
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