PEGGY-JEANNE, Le poker des fées
Niki Vered-Bar

Le fils du jardinier
Snob, roi de l’esbroufe et soi-disant riche

Chapitre 4 (suite)

Ils se retrouvèrent, comme convenu, l’après-midi. La chaleur se faisait moins rogue. Peggy-Jeanne avait enduit son visage d’une lotion après-solaire, ses pommettes embrasées pétillaient d’un charme coquet.
Avant leur rendez-vous, Gustave avait passé une heure à nettoyer la poussière et la saleté de sa camionnette. Néanmoins, la jeune fille fronça les sourcils en découvrant le mauvais état et l’âge avancé du véhicule :
— On voit que tu aimes les antiquités.
— Oui ? répondit-il en riant de travers. C’est vrai, cet ancêtre ne paie pas de mine mais je ne m’en sers que pour le transport de mobilier. Je roule d’habitude avec ma voiture personnelle, une toute nouvelle acquisition ; j’ai dû la laisser à Paris chez le garagiste pour les derniers ajustements : air conditionné, GPS, vision infrarouge, et j’en passe.

Il était doué pour altérer la vérité et ses mensonges se paraient d’un air de sincérité. Toutefois, Peggy-Jeanne ne tomba pas dans le panneau.
« Soi-disant riche, snob, et roi de l’esbroufe… me voilà bien ! » se dit-elle en soupirant.

En route, il se vanta de ses connaissances dans l’art de dénicher des objets ou des meubles de valeur.
Il lui demanda si elle fréquentait quelqu’un, y avait-il un homme dans sa vie, avait-elle un ami ? Elle répondit que non, en hésitant.
— Pas vraiment… Sébastien…
— Sébastien ? qui est Sébastien ?
— Un chasseur de dinosaures.
— Hein ? Des dinosaures ?
Il ne demanda plus rien.
« Des dinosaures ! Cette fille est folle ! C’est formidable ! »

Le voyage n’était pas long et ils arrivèrent peu après à Mouans-Sartoux.
Toute l’attention de Gustave se reporta sur la recherche d’une place où garer son véhicule. Chaque parcelle de terrain de la ville était assiégée par des artistes, des brocanteurs, des antiquaires, des touristes, des visiteurs, des badauds.
Des gens apportaient des bibelots qu’ils espéraient troquer contre des pièces convoitées.
Les uns étudiaient l’authenticité d’un baguier, d’un guéridon Empire ou d’un bijou ancien, d’autres négociaient la valeur de leur acquisition.
Des peintres de la région exposaient : les chevalets, surmontés de toiles aux couleurs butinées de soleil, gratifiaient les rues et les places ainsi investies de bouquets de lumières.

Les deux jeunes gens se séparèrent.
Ils se retrouveront plus tard devant la mairie.

Peggy-Jeanne se laissa attirer par tous les stands. Elle feuilleta des ouvrages de tout genre, acheta un fascicule sur la flore régionale, essaya ensuite un chapeau de feutre souple bleu nuit dont le nom de son ancienne propriétaire était encore marqué à l’intérieur sur un étroit galon écru cousu aux deux extrémités : Mathilde Luchault.
Peggy-Jeanne sourit en imaginant une vieille dame aux cheveux blancs tirés en chignon qui revêtait ce couvre-chef lorsqu’elle sortait faire ses courses.
Vivait-elle encore ? Elle n’avait pas dû le porter beaucoup, il semblait neuf.
La jeune fille décida de l’acheter…
— Oh, des bijoux !
Elle poussa un cri de joie en découvrant un bracelet en émail cobalt rehaussé de minuscules fleurs dorées.
Elle le mit à son poignet et, définitivement conquise, l’acheta pour une somme si modique que cela allongea encore son plaisir.

À l’autre bout du marché, Gustave entamait une palabre cruciale avec un vendeur et négociait le coût d’un bahut en chêne patiné orné de guillochis et de rosaces.
Il finit par l’acquérir au prix qu’il souhaitait, et sa jubilation n’était pas moindre que celle de la jeune fille.
On l’aida à mettre le bahut dans la camionnette, puis il se mit à la recherche de Peggy-Jeanne.

Elle était au lieu fixé, assise sur une pierre à l’ombre d’un pin, feuilletant le petit livre de botanique qu’elle avait acheté.
— C’est génial, j’ai trouvé…
— C’est prodigieux, j’ai acheté…
Ils éclatèrent de rire.
— Viens, dit Gustave, je t’invite à déguster un sorbet au citron vert.
Ils s’assirent à une table miraculeusement libre, dans un café bondé de consommateurs, et se racontèrent leurs achats.
Peggy-Jeanne montra le chapeau, le livre et le bracelet. Elle se coiffa du chapeau et il dit qu’il lui allait à merveille.
— Regarde, dit-elle, la dame qui le portait s’appelait Mathilde Luchault. Je suis sûre que c’était une vieille dame !
— Certainement ! À mon avis, elle avait un chignon blanc, un tas de petits-enfants, et un chat gris.
— C’est exactement ainsi que je l’imagine ! Elle habitait un mas provençal aux fenêtres étroites, et autour un jardin, des pierres, des bougainvilliers, du laurier-rose…
— Un olivier…
— Non, plus, au moins trois oliviers…
— Des pins parasol…
— De la lavande…
— Du romarin…
— Un citronnier…
— Du mimosa…
— Un palmier…
— De la vigne ?
— Bonne idée, oui, de la vigne !

Ils rirent, heureux de cette joyeuse complicité, de si bien communiquer, de se connaître. Le rire de Gustave était très communicatif, drôle.
Elle entendait son rire et c’est ce qu’elle se disait : « Il a un rire drôle. » Elle rit de plus belle, en eut les larmes aux yeux. Elle ôta ses lunettes de soleil et chercha un mouchoir dans son sac.
Il la contempla intensément, et lui dit, d’une voix un peu lourde :
— Il y a de la musique au fond de tes yeux…
— De la musique au fond de mes yeux ? Celle-là, on ne me l’avait pas encore faite ! Que veux-tu dire ?
— Une musique plutôt douce, un peu désuète, tu sais, style troubadour et madrigal de la Renaissance, une mélodie chaude et nostalgique… Seules des personnes qui savent rire ou qui sont un peu folles ont ce regard.
N’importe quoi ! Peggy-Jeanne se moucha et s’essuya les yeux. Quel charmeur celui-là ! Quel beau parleur !
Mais elle aurait voulu que Gustave lui parle encore de la musique qu’il percevait au fond de ses yeux, de son rire et de sa folie.
— À propos de rire, dit-elle, une partie de mon nom me vient de mon arrière-grand-mère Peggy. Elle est célèbre dans la chronique familiale à cause de son rire.
Elle raconta l’épopée de Peggy son ancêtre, les brigands, le fou rire, la reine d’Angleterre, tout !
Puis vint le récit de la tante Jeanne kidnappée par des extraterrestres.

Gustave était attentif ; et frustré… Il n’avait rien à raconter, lui.
Il avait grandi dans un contexte ratatiné. Son père, ancien fermier, était aujourd’hui le jardinier de la pension Le Cocotier. Il travaillait dur. Taciturne, il rentrait chaque jour épuisé par son travail, parlait à peine, se couchait à vingt heures tous les soirs de la semaine, hiver comme été. Sa mère faisait des ménages chez des habitants de la région et n’était guère plus loquace.
Tous les souvenirs d’enfance et d’adolescence de Gustave trempaient dans une grisaille uniforme. Jusqu’à l’appartement où ils vivaient : si terne et si plat.
Il ne parvenait à remuer qu’une sombre pâte monotone, monochrome et monocorde.
Il avait beau gratter et racler, tenter d’arriver à une couche plus vivante, non… il ne trouvait que du gris, du gris, du gris.
Jamais de hors norme, d’inattendu, de hors propos, de non-conventionnel, d’extravagant ; jamais de fous rires ou d’enthousiasme.
Jamais de vraie gaieté ou de réelle tristesse. Rien. Rien de pointu, rien de brûlant, pas la moindre petite flammèche.
Aucune majuscule. Uniquement une file insipide de pointillés inefficients.
Il avait résisté à ce gouffre lisse. Car il avait de l’insouciance ; et de l’imagination ; et de la vanité ; et des mensonges, plein la tête.
Il se servait de tout ça pour dépasser cette vacuité. Le réel n’était là que pour lui tracer une route parmi les autres, « les gens ». Il apprit ainsi à réinventer la lumière, la sienne, et à remodeler des couleurs, à sa façon. À quelques pas seulement des valeurs et des préceptes moraux, il penchait davantage vers son moi qu’il aimait tendrement.
La sortie de l’adolescence fut marquée par les stigmates de l’acné juvénile.
Mal dans sa peau et anxieux, il restait à l’écart, inconditionnellement révolté, blessé dans son orgueil de beau jeune mâle injustement défiguré.
À vingt ans les petits boutons ingrats disparurent enfin. La peau saine, le menton gribouillé d’une courte barbe flegmatique, le corps modelé de centimètres et de muscles en plus, le voilà devenu un jeune homme au profil plaisant. Il se trouva beau et aima s’aimer.

Puis il trouva cet emploi de vendeur chez un antiquaire parisien.
Il se débrouillait bien, apprit vite les bases du métier et acquit un instinct sûr qui le menait sur la piste d’objets rares et précieux. Cet hiver, son patron l’avait envoyé dans sa succursale d’antiquités à Cagnes-sur-Mer pour y faire un remplacement. Peu d’acheteurs, les touristes se faisaient rares en cette saison, il s’ennuyait.
Il passait les fins de semaines chez ses parents. Leur maison avoisinait la pension Le Cocotier, alors, il prenait binette, râteau, bêche et avançait considérablement des travaux commandés par les deux frères.
Son séjour à la pension, aujourd’hui, était la récompense du travail qu’il avait accompli l’hiver dernier.

Contrairement à ce qu’il avait raconté à Peggy-Anne, il n’était qu’employé et non propriétaire.
Mais il aimait ce travail et, vraiment, son rêve était d’acquérir un magasin de ce genre.
Il avait appris toutes les astuces de vente et d’achat ; il estimait avec exactitude chaque style et savait discerner des trésors lors d’enchères ou de foires.
Le bahut qu’il venait d’acheter par exemple, était une affaire excellente qui ravira son patron à Paris.
S’il avait eu un peu plus de détermination et un peu moins d’insouciance, il aurait certainement pu réussir à monter sa propre boutique et à faire de son fantasme une évidence tangible.
Quant à l’appartement dans le 16e à Paris, quelle blague ! Mentir était pour lui si normal, qu’il ne savait pas toujours ce qui était faux et ce qui ne l’était pas. En vrai, il vivait tant bien que mal : son compte bancaire restait à découvert. Il partageait avec deux camarades un petit logement sur les bords du canal Saint-Martin dans le Xe. Que dire encore de sa « voiture personnelle dernier cri » ?
Il n’avait que la camionnette de fonction, sale et poussiéreuse.

baguette magique

— Un fabulateur ! dit une petite fée en tirant un valet de carreau du paquet.
— Un mythomane ! dit une autre en louchant pour tenter de voir les cartes de sa voisine.
— Belote et rebelote ! dit Cassis en étalant son jeu. J’ai encore gagné !
— Belote ?
— Mais… à quoi joue-t-on ? Ce n’est pas au poker ?


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