Ils se retrouvèrent, comme convenu, l’après-midi. La chaleur se
faisait moins rogue. Peggy-Jeanne avait enduit son visage d’une
lotion après-solaire, ses pommettes embrasées pétillaient d’un charme
coquet.
Avant leur rendez-vous, Gustave avait passé une heure à
nettoyer la poussière et la saleté de sa camionnette. Néanmoins, la
jeune fille fronça les sourcils en découvrant le mauvais état et l’âge
avancé du véhicule :
— On voit que tu aimes les antiquités.
— Oui ? répondit-il en riant de travers. C’est vrai, cet ancêtre
ne paie pas de mine mais je ne m’en sers que pour le transport de
mobilier. Je roule d’habitude avec ma voiture personnelle, une toute
nouvelle acquisition ; j’ai dû la laisser à Paris chez le garagiste pour
les derniers ajustements : air conditionné, GPS, vision infrarouge, et
j’en passe.
Il était doué pour altérer la vérité et ses mensonges se paraient
d’un air de sincérité. Toutefois, Peggy-Jeanne ne tomba pas dans le
panneau.
« Soi-disant riche, snob, et roi de l’esbroufe… me voilà bien ! » se
dit-elle en soupirant.
Le voyage n’était pas long et ils arrivèrent peu après à Mouans-Sartoux.
Toute l’attention de Gustave se reporta sur la recherche
d’une place où garer son véhicule. Chaque parcelle de terrain de la
ville était assiégée par des artistes, des brocanteurs, des antiquaires,
des touristes, des visiteurs, des badauds.
Des gens apportaient des bibelots qu’ils espéraient troquer contre des pièces convoitées.
Les uns étudiaient l’authenticité d’un baguier, d’un guéridon Empire ou
d’un bijou ancien, d’autres négociaient la valeur de leur acquisition.
Des peintres de la région exposaient : les chevalets, surmontés de
toiles aux couleurs butinées de soleil, gratifiaient les rues et les places
ainsi investies de bouquets de lumières.
Les deux jeunes gens se
séparèrent.
Ils se retrouveront plus tard devant la mairie.
Peggy-Jeanne se laissa attirer par tous les stands. Elle feuilleta
des ouvrages de tout genre, acheta un fascicule sur la flore régionale,
essaya ensuite un chapeau de feutre souple bleu nuit dont le nom
de son ancienne propriétaire était encore marqué à l’intérieur sur
un étroit galon écru cousu aux deux extrémités : Mathilde Luchault.
Peggy-Jeanne sourit en imaginant une vieille dame aux cheveux
blancs tirés en chignon qui revêtait ce couvre-chef lorsqu’elle sortait
faire ses courses.
Vivait-elle encore ? Elle n’avait pas dû le porter
beaucoup, il semblait neuf.
La jeune fille décida de l’acheter…
— Oh, des bijoux !
Elle poussa un cri de joie en découvrant un bracelet en émail cobalt
rehaussé de minuscules fleurs dorées.
Elle le mit à son poignet et, définitivement conquise, l’acheta pour une somme si modique que cela
allongea encore son plaisir.
À l’autre bout du marché, Gustave entamait une palabre cruciale
avec un vendeur et négociait le coût d’un bahut en chêne patiné
orné de guillochis et de rosaces.
Il finit par l’acquérir au prix qu’il
souhaitait, et sa jubilation n’était pas moindre que celle de la jeune
fille.
On l’aida à mettre le bahut dans la camionnette, puis il se mit à la recherche de Peggy-Jeanne.
Ils rirent, heureux de cette joyeuse complicité, de si bien
communiquer, de se connaître. Le rire de Gustave était très
communicatif, drôle.
Elle entendait son rire et c’est ce qu’elle se
disait : « Il a un rire drôle. » Elle rit de plus belle, en eut les larmes
aux yeux. Elle ôta ses lunettes de soleil et chercha un mouchoir dans
son sac.
Il la contempla intensément, et lui dit, d’une voix un peu lourde :
— Il y a de la musique au fond de tes yeux…
— De la musique au fond de mes yeux ? Celle-là, on ne me l’avait
pas encore faite ! Que veux-tu dire ?
— Une musique plutôt douce, un peu désuète, tu sais, style
troubadour et madrigal de la Renaissance, une mélodie chaude et
nostalgique… Seules des personnes qui savent rire ou qui sont un
peu folles ont ce regard.
N’importe quoi ! Peggy-Jeanne se moucha et s’essuya les yeux.
Quel charmeur celui-là ! Quel beau parleur !
Mais elle aurait voulu que Gustave lui parle encore de la musique
qu’il percevait au fond de ses yeux, de son rire et de sa folie.
— À propos de rire, dit-elle, une partie de mon nom me vient de
mon arrière-grand-mère Peggy. Elle est célèbre dans la chronique
familiale à cause de son rire.
Elle raconta l’épopée de Peggy son ancêtre, les brigands, le fou
rire, la reine d’Angleterre, tout !
Puis vint le récit de la tante Jeanne
kidnappée par des extraterrestres.
Gustave était attentif ; et frustré… Il n’avait rien à raconter, lui.
Il avait grandi dans un contexte ratatiné. Son père, ancien fermier,
était aujourd’hui le jardinier de la pension Le Cocotier. Il travaillait
dur. Taciturne, il rentrait chaque jour épuisé par son travail, parlait à
peine, se couchait à vingt heures tous les soirs de la semaine, hiver
comme été. Sa mère faisait des ménages chez des habitants de la
région et n’était guère plus loquace.
Tous les souvenirs d’enfance et d’adolescence de Gustave
trempaient dans une grisaille uniforme. Jusqu’à l’appartement où ils
vivaient : si terne et si plat.
Il ne parvenait à remuer qu’une sombre pâte monotone, monochrome et monocorde.
Il avait beau gratter et racler, tenter d’arriver à une couche plus vivante, non… il ne trouvait que du gris, du gris, du gris.
Jamais de hors norme, d’inattendu, de hors propos, de non-conventionnel, d’extravagant ; jamais de fous rires ou d’enthousiasme.
Jamais de vraie gaieté ou de réelle tristesse. Rien. Rien de pointu, rien de brûlant, pas la moindre petite flammèche.
Aucune majuscule. Uniquement une file insipide de pointillés inefficients.
Il avait résisté à ce gouffre lisse. Car il avait de l’insouciance ; et
de l’imagination ; et de la vanité ; et des mensonges, plein la tête.
Il se servait de tout ça pour dépasser cette vacuité. Le réel n’était là
que pour lui tracer une route parmi les autres, « les gens ». Il apprit
ainsi à réinventer la lumière, la sienne, et à remodeler des couleurs,
à sa façon. À quelques pas seulement des valeurs et des préceptes
moraux, il penchait davantage vers son moi qu’il aimait tendrement.
La sortie de l’adolescence fut marquée par les stigmates de
l’acné juvénile.
Mal dans sa peau et anxieux, il restait à l’écart,
inconditionnellement révolté, blessé dans son orgueil de beau jeune
mâle injustement défiguré.
À vingt ans les petits boutons ingrats disparurent enfin. La peau saine, le menton gribouillé d’une courte
barbe flegmatique, le corps modelé de centimètres et de muscles en
plus, le voilà devenu un jeune homme au profil plaisant.
Il se trouva beau et aima s’aimer.
Puis il trouva cet emploi de vendeur chez un antiquaire parisien.
Il se débrouillait bien, apprit vite les bases du métier et acquit un
instinct sûr qui le menait sur la piste d’objets rares et précieux. Cet
hiver, son patron l’avait envoyé dans sa succursale d’antiquités à
Cagnes-sur-Mer pour y faire un remplacement. Peu d’acheteurs, les
touristes se faisaient rares en cette saison, il s’ennuyait.
Il passait les
fins de semaines chez ses parents. Leur maison avoisinait la pension
Le Cocotier, alors, il prenait binette, râteau, bêche et avançait
considérablement des travaux commandés par les deux frères.
Son
séjour à la pension, aujourd’hui, était la récompense du travail qu’il
avait accompli l’hiver dernier.
Contrairement à ce qu’il avait raconté à Peggy-Anne, il n’était
qu’employé et non propriétaire.
Mais il aimait ce travail et, vraiment,
son rêve était d’acquérir un magasin de ce genre.
Il avait appris toutes
les astuces de vente et d’achat ; il estimait avec exactitude chaque style
et savait discerner des trésors lors d’enchères ou de foires.
Le bahut
qu’il venait d’acheter par exemple, était une affaire excellente qui ravira
son patron à Paris.
S’il avait eu un peu plus de détermination et un
peu moins d’insouciance, il aurait certainement pu réussir à monter sa
propre boutique et à faire de son fantasme une évidence tangible.
Quant à l’appartement dans le 16e à Paris, quelle blague ! Mentir
était pour lui si normal, qu’il ne savait pas toujours ce qui était faux et
ce qui ne l’était pas. En vrai, il vivait tant bien que mal : son compte
bancaire restait à découvert. Il partageait avec deux camarades un
petit logement sur les bords du canal Saint-Martin dans le Xe. Que
dire encore de sa « voiture personnelle dernier cri » ?
Il n’avait que la camionnette de fonction, sale et poussiéreuse.
— Un fabulateur ! dit une petite fée en tirant un valet de carreau
du paquet.
— Un mythomane ! dit une autre en louchant pour tenter de voir
les cartes de sa voisine.
— Belote et rebelote ! dit Cassis en étalant son jeu. J’ai encore
gagné !
— Belote ?
— Mais… à quoi joue-t-on ? Ce n’est pas au poker ?
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