Monsieur Kachaki se réveillait souvent dès l’aube.
Il se levait
aussitôt, tout rouillé de brumasses de sommeil, buvait un café noir
amer qui le bousculait hors de son engourdissement.
Alors, la tête
limpide, il se recouchait avec un plaisir indicible, savourant sous son
drap la détente de tout son corps jusqu’aux orteils.
Il restait ainsi
un long moment, faisant des mots croisés ou des sudokus.
Il lui
fallait cette parenthèse duveteuse pour chasser la nuit, les rêves, et
se préparer à affronter les vicissitudes du quotidien.
Ce moment était
le meilleur de la journée, et rien au monde n’aurait pu l’empêcher de
s’y adonner.
Monsieur Kachaki n’était pas fakir pour un sou, pas même
hindou…
En fait, Albert Petigatau - de son vrai nom - était employé
dans un supermarché au rayon des produits laitiers. Responsable de
l’ordre, de la propreté du comptoir et de la mise à jour des tarifs,
il vérifiait la fraîcheur des produits, maintenait l’agencement des
plaquettes de beurre et des petits pots de yaourts et de crèmes, ajustait
les piles de fromages selon les marques, et tout et tout.
Il avait les qualités d’un employé modèle : détermination,
ponctualité, discrétion. L’année dernière son chef de rayon l’avait
félicité pour le grand nombre de camemberts hors-série qu’il avait
réussi à écouler pendant une saison.
Il avait même reçu une prime et
le patron du supermarché, en personne, s’était dérangé pour lui serrer
la main.
« Albert Petigatau, roi des camemberts… » se disait-il en riant de
lui-même.
Petit homme un peu chauve et terne, il avait toujours été réservé dans ses relations avec les autres, soucieux de ne gêner personne. Il n’avait pas eu une vie bien facile, tout étranglé dans ses inhibitions qu’il était.
En vacances, Albert Petigatau chassait ses angoisses en s’inventant
des identités imaginaires plus valorisantes, en interprétant des rôles
qui le délogeaient de l’insignifiance de son existence. Et cela marchait
comme sur des roulettes : il devenait plus grand, moins chauve, disert
et charmant. Grâce à son imagination, ses rôles fictifs se paraient
d’une lumineuse aurore qui mettait du plaisir et du rire dans sa vie…
L’année dernière, il s’était fait passer pour un commissaire de police
et s’était amusé comme un petit fou.
Il avait remarqué les petites fées :
« Il ne faut pas être fakir pour les
voir, elles ne sont vraiment pas discrètes et manquent de retenue. »
pensa-t-il.
Il se demandait si elles allaient percer son subterfuge.
« Bah ! Elles n’y arriveront pas, je serai plus malin. »
Seul pensionnaire dans la salle à manger du Cocotier, il était attablé devant un chocolat chaud crémeux, lorsque Peggy-Jeanne entra.
— Déjà levée, mademoiselle Peggy-Jeanne ? Vous êtes matinale !
C’est comme moi. Venez donc vous asseoir à ma table…
Elle accepta sans plaisir ; non, non, elle n’avait aucune envie de
discuter avec qui que ce soit. Son seul souhait était de vite achever
son petit déjeuner et de retrouver la mer. Elle en avait rêvé toute la
nuit. Cent fois, elle s’était vue grimper le petit sentier rocailleux.
L’immensité de la mer l’embrassait de ses larmes froides, l’enlaçait
de ses bras d’écume, et se métamorphosait, tour à tour cruelle et
perfide ou tendre et maternelle.
Monsieur Kachaki lui tendit un pot :
— Vous devriez goûter ce miel de Provence. Il est singulièrement
bon, il a un goût de soleil et de lavande.
Elle s’absenta avec regret de sa rêverie, et ébrécha un grognement
qui pouvait passer pour un remerciement.
— Vous avez sans doute envie d’aller à la plage ce matin, dit-il
encore.
Elle le dévisagea, étonnée :
— C’est exact ! Comment avez-vous deviné ?
Il esquissa un sourire modeste en se souvenant à temps de son
identité de vacances. Le pseudo-fakir prit une posture inspirée, ce qui
provoqua chez Peggy-Jeanne une immédiate admiration :
— Alors, c’est donc vrai ! Vous êtes… vous êtes… ?
Il scruta attentivement la jeune fille. Une courte seconde, il faillit
lui avouer qu’il n’était qu’un employé dans un supermarché, au seul
titre redondant de « roi des fromages ».
Il ricana au fond de sa tête :
inutile d’être doté de pouvoirs ou de dons surnaturels pour deviner
où elle irait ce matin : tous les vacanciers se précipitent à la plage dès
leur arrivée !
Elle posait sur lui un regard si candide, et elle semblait tellement
fascinée, qu’il abonda en son sens :
— Si je suis devin ? Un peu, dit-il en prenant un air modeste.
— Lisez-vous aussi dans les pensées ?
Il fit une moue qu’elle comprit comme un acquiescement.
Peggy-Jeanne était encline aux confidences à présent :
— J’avais une tante télépathe… Je ne l’ai malheureusement pas
connue : elle a disparu alors qu’elle avait dix-neuf ans, probablement
enlevée par des extraterrestres… Je n’ai quant à moi hérité d’aucune
de ses facultés.
— Comme c’est dommage ! dit monsieur Kachaki, avec
soulagement.
Si cette petite dinde avait eu des dons de télépathie, cela aurait
risqué de lui faire de la concurrence, voire même de lui nuire !
Il avait hâte de changer de sujet :
— À quelle plage allez-vous ?
— J’étais hier après-midi derrière le Cocotier. J’ai été
émerveillée par l’endroit, et j’ai eu beaucoup de chance : il n’y
avait personne !
— Bien sûr ! C’est une « plage sauvage » !… Peu de gens la
connaissent. Les estivants préfèrent les plages privées, ratissées,
filtrées ! Néanmoins, soyez prudente. Les courants marins peuvent
être traîtres, et cette plage n’est assurée d’aucune surveillance.
Elle le remercia de ses conseils et promit de ne prendre aucun
risque.
→ Chapitre 4 | ← Retour à la rubrique