PEGGY-JEANNE, Le poker des fées
Niki Vered-Bar

Monsieur Kachaki

Chapitre 3

Monsieur Kachaki se réveillait souvent dès l’aube.
Il se levait aussitôt, tout rouillé de brumasses de sommeil, buvait un café noir amer qui le bousculait hors de son engourdissement.
Alors, la tête limpide, il se recouchait avec un plaisir indicible, savourant sous son drap la détente de tout son corps jusqu’aux orteils.
Il restait ainsi un long moment, faisant des mots croisés ou des sudokus.
Il lui fallait cette parenthèse duveteuse pour chasser la nuit, les rêves, et se préparer à affronter les vicissitudes du quotidien.
Ce moment était le meilleur de la journée, et rien au monde n’aurait pu l’empêcher de s’y adonner.

Monsieur Kachaki n’était pas fakir pour un sou, pas même hindou…
En fait, Albert Petigatau - de son vrai nom - était employé dans un supermarché au rayon des produits laitiers. Responsable de l’ordre, de la propreté du comptoir et de la mise à jour des tarifs, il vérifiait la fraîcheur des produits, maintenait l’agencement des plaquettes de beurre et des petits pots de yaourts et de crèmes, ajustait les piles de fromages selon les marques, et tout et tout.
Il avait les qualités d’un employé modèle : détermination, ponctualité, discrétion. L’année dernière son chef de rayon l’avait félicité pour le grand nombre de camemberts hors-série qu’il avait réussi à écouler pendant une saison.
Il avait même reçu une prime et le patron du supermarché, en personne, s’était dérangé pour lui serrer la main.
« Albert Petigatau, roi des camemberts… » se disait-il en riant de lui-même.

Petit homme un peu chauve et terne, il avait toujours été réservé dans ses relations avec les autres, soucieux de ne gêner personne. Il n’avait pas eu une vie bien facile, tout étranglé dans ses inhibitions qu’il était.

En vacances, Albert Petigatau chassait ses angoisses en s’inventant des identités imaginaires plus valorisantes, en interprétant des rôles qui le délogeaient de l’insignifiance de son existence. Et cela marchait comme sur des roulettes : il devenait plus grand, moins chauve, disert et charmant. Grâce à son imagination, ses rôles fictifs se paraient d’une lumineuse aurore qui mettait du plaisir et du rire dans sa vie…
L’année dernière, il s’était fait passer pour un commissaire de police et s’était amusé comme un petit fou.

Il avait remarqué les petites fées :
« Il ne faut pas être fakir pour les voir, elles ne sont vraiment pas discrètes et manquent de retenue. »
pensa-t-il.
Il se demandait si elles allaient percer son subterfuge.
« Bah ! Elles n’y arriveront pas, je serai plus malin. »

Seul pensionnaire dans la salle à manger du Cocotier, il était attablé devant un chocolat chaud crémeux, lorsque Peggy-Jeanne entra.

— Déjà levée, mademoiselle Peggy-Jeanne ? Vous êtes matinale ! C’est comme moi. Venez donc vous asseoir à ma table…
Elle accepta sans plaisir ; non, non, elle n’avait aucune envie de discuter avec qui que ce soit. Son seul souhait était de vite achever son petit déjeuner et de retrouver la mer. Elle en avait rêvé toute la nuit. Cent fois, elle s’était vue grimper le petit sentier rocailleux.
L’immensité de la mer l’embrassait de ses larmes froides, l’enlaçait de ses bras d’écume, et se métamorphosait, tour à tour cruelle et perfide ou tendre et maternelle.

Monsieur Kachaki lui tendit un pot :
— Vous devriez goûter ce miel de Provence. Il est singulièrement bon, il a un goût de soleil et de lavande.
Elle s’absenta avec regret de sa rêverie, et ébrécha un grognement qui pouvait passer pour un remerciement.
— Vous avez sans doute envie d’aller à la plage ce matin, dit-il encore.
Elle le dévisagea, étonnée :
— C’est exact ! Comment avez-vous deviné ?
Il esquissa un sourire modeste en se souvenant à temps de son identité de vacances. Le pseudo-fakir prit une posture inspirée, ce qui provoqua chez Peggy-Jeanne une immédiate admiration :
— Alors, c’est donc vrai ! Vous êtes… vous êtes… ?
Il scruta attentivement la jeune fille. Une courte seconde, il faillit lui avouer qu’il n’était qu’un employé dans un supermarché, au seul titre redondant de « roi des fromages ».
Il ricana au fond de sa tête :
inutile d’être doté de pouvoirs ou de dons surnaturels pour deviner où elle irait ce matin : tous les vacanciers se précipitent à la plage dès leur arrivée !
Elle posait sur lui un regard si candide, et elle semblait tellement fascinée, qu’il abonda en son sens :
— Si je suis devin ? Un peu, dit-il en prenant un air modeste.
— Lisez-vous aussi dans les pensées ?
Il fit une moue qu’elle comprit comme un acquiescement.
Peggy-Jeanne était encline aux confidences à présent :
— J’avais une tante télépathe… Je ne l’ai malheureusement pas connue : elle a disparu alors qu’elle avait dix-neuf ans, probablement enlevée par des extraterrestres… Je n’ai quant à moi hérité d’aucune de ses facultés.
— Comme c’est dommage ! dit monsieur Kachaki, avec soulagement.
Si cette petite dinde avait eu des dons de télépathie, cela aurait risqué de lui faire de la concurrence, voire même de lui nuire !
Il avait hâte de changer de sujet :
— À quelle plage allez-vous ?
— J’étais hier après-midi derrière le Cocotier. J’ai été émerveillée par l’endroit, et j’ai eu beaucoup de chance : il n’y avait personne !
— Bien sûr ! C’est une « plage sauvage » !… Peu de gens la connaissent. Les estivants préfèrent les plages privées, ratissées, filtrées ! Néanmoins, soyez prudente. Les courants marins peuvent être traîtres, et cette plage n’est assurée d’aucune surveillance.
Elle le remercia de ses conseils et promit de ne prendre aucun risque.


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