On riait beaucoup à la table de Peggy-Jeanne. Surtout elle,
Sébastien et Gustave.
Monsieur Kachaki, lui, ne participait pas
à la gaieté du groupe. Il ne parvenait pas à se détendre ; la pensée
d’affronter d’ici peu un public, et de risquer de passer pour un
imposteur, le terrorisait.
Il psalmodiait interminablement, sans
grande conviction :
« Je suis un vrai fakir, je suis un vrai fakir. »
Peggy-Jeanne le regardait du coin de l’œil et de temps en temps lui
faisait des petits signes d’encouragement, « c’est bien, continuez. »
Mais elle constatait que plus le temps passait, plus on se rapprochait
de l’épreuve, et plus le pauvre homme semblait se ratatiner. À la fin
du repas, il avait pris l’apparence d’un raisin très sec.
Lorsque le souper s’acheva et que tous les pensionnaires, rassasiés,
quittèrent la salle à manger, le personnel du Cocotier débarrassa
promptement les tables, rangea et balaya la salle ; puis il disposa
les sièges en demi-cercle et dressa une estrade destinée aux étoiles
du spectacle.
Le magicien Jean-Juste Ozo n’était pas encore arrivé.
Les gens prenaient place dans un brouhaha de conversations qui se
mélangeaient à des airs de musique singulièrement euphoniques.
— Je n’y arriverai pas… murmura monsieur Kachaki à l’oreille
de Peggy-Jeanne qui s’était assise à côté de lui.
— Cessez de trembler comme ça ! répondit-elle à voix basse
également. Vous vous en tirerez à merveille.
— Je vais être ridicule…
— Au contraire ! Vous allez faire un triomphe.
— Une catastrophe, oui ! Il vaudrait mieux que je me retire…
Elle dut le retenir par le pan de sa chemise…
Les petites fées étaient tellement bouleversées par leur poker, par
l’énormité de la mise qui trônait sur la table, qu’elles ne prêtaient
plus aucune attention à ce qui se passait du côté de leur chère Peggy-Jeanne.
Jamais elles n’avaient vu cela.
Devant elles, il y avait un
magot, une fortune, un Eldorado royal.
Un entassement volumineux
de bagues, de bracelets, de colliers, de gourmettes, d’épingles à
chapeau.
Une accumulation phénoménale de broches, de boucles
d’oreilles, de pendentifs.
Des sautoirs, des montres, des camées qui
débordaient…
Il y avait là des parures de prix, d’autres en toc, du vrai
et de la camelote, des pierres précieuses, des diamants, des perles, du
synthétique, du plaqué, du strass.
Des bijoux pour tous les goûts,
accumulés depuis des siècles.
Il y avait même un collier de chien en
beau cuir de qualité, rehaussé de pointes d’or pur.
Aucune d’elles ne
savait comment il était arrivé là.
— Je me demande aussi d’où viennent ces boutons de manchette
et cette épingle à cravate, dit Cerise en lançant un regard en coin à
Pomme qui se mit à rosir…
Ni Groseille, ni Cassis, n’avaient encore dévoilé leur jeu. Le
suspense demeurait entier. Elles se cramponnaient résolument à leurs
cartes, les vêtements en désordre, tout échevelées, hirsutes. Aucune
d’elles ne voulait briser cette attente angoissée, être la première à
montrer ses cartes.
— D’abord toi…
— Non, toi d’abord…
Les autres petites fées se rongeaient d’angoisse.
Pomme ne cessait de manger du chocolat et avait des marques
brunes sur son menton ; elle entamait maintenant sa troisième tablette.
Mirabelle mâchait du chewing-gum sans élégance et formait de grosses bulles qui éclataient sourdement et le bruit faisait sursauter les autres.
Prune passait pour la huit millième fois un chiffon à poussière sur une armoire.
Cerise avait fait des confettis d’une boulette de papier et maintenant,
elle était en train de détricoter son corsage en fine laine sans s’en rendre compte…
On frappa à la porte.
Prune épousseta machinalement la poignée avant d’ouvrir et
Jeanne entra.
Elle regarda autour d’elle et fut stupéfaite de découvrir les
petites fées dans une pareille ambiance de tension à fleur de peau,
d’excitation, de pression. Les coiffes en zigzag, ébouriffées, les
vêtements en branle-bas, elles faisaient presque peur ; on se serait cru
dans un tripot !
— Bordel de poubelle ! Mais que vous arrive-t-il ? Vous êtes dans
un bel état !
Les petites fées adoptèrent des allures de fillettes grondées et ne
surent que répondre. Jeanne les regarda sévèrement et elles baissèrent
les yeux, gênées comme tout.
— Et Peggy-Jeanne ? accusa Jeanne. Hein ? Avez-vous pensé à
Peggy-Jeanne ?
L’effarement, le remords et la honte s’imprimèrent sur le visage
des petites fées : concentrées sur leur jeu, elles avaient cessé de
surveiller ce qui se passait en bas. Elles avaient oublié Peggy-Jeanne.
— Oh ! par Merlin…
— Nom d’un noueur d’aiguillettes !
— Bile de crapaud, fiel noir et crotte de rat !
— Peggy-Jeanne ! Nous ne pensions plus à elle…
Elles se ruèrent vers la fenêtre de la Terre mais il n’y avait plus
rien à voir, tout le monde dormait déjà au Cocotier.
Le spectacle était
fini, la salle à manger était vide, les tables remises en place et les
lumières éteintes…
— C’est trop tard ! se lamentèrent-elles ensemble.
Jeanne les vit si contrites qu’elle ne put continuer à se fâcher.
Tout
leur beau plan s’était écroulé, toute la mise en scène qu’elles avaient
mise au point avec tellement de minutie…
Rien de ce qui avait été prévu n’avait eu lieu. La réalité fut bien
différente…
Philibert monta sur la scène pour annoncer l’arrivée du magicien, Jean-Juste Ozo. Celui-ci fit son entrée, tout de noir vêtu, une longue cape au revers rouge fixée par des courroies dorées sur ses épaules. Il salua. Sur un fond musical dramatique, il se débarrassa de sa cape avec nonchalance et exhiba de l’une des manches de son costume en tissu satiné une longue chaîne de mouchoirs attachés les uns aux autres. La chaîne ne finissait pas, il en venait toujours, alors il prit des ciseaux et la coupa. Incroyable ! Une colombe jaillit du dernier mouchoir, puis une autre colombe et une autre encore. Il se saisit de l’une d’elles, la mit dans une petite boîte, et rouvrit la boîte une seconde après : elle était vide ! l’oiseau réapparut lorsqu’il fit apparaître de nouveaux carrés de tissus de sa manche…
Il fut vivement applaudi. Il salua et s’adressa au public :
— On m’a prévenu qu’une personne parmi vous serait ravie
de vous présenter quelques tours ; aussi ai-je l’honneur d’inviter
monsieur Kachaki à monter sur scène…
Monsieur Kachaki s’était levé. « Je vais mourir… ».
La salle applaudissait. Il fit quelques pas, se retourna une dernière fois vers
Peggy-Jeanne qui lui soufflait :
— Allez, allez… Tout ira bien.
Le pas d’un condamné à mort se rendant à la guillotine, ne devait
pas être plus pesant que celui de monsieur Kachaki se dirigeant vers
l’estrade.
C’est une chose de prétendre être un commissaire de police ainsi qu’il l’avait fait l’an dernier
ou d’être un fakir ainsi qu’il en avait répandu le bruit cette année, et une autre de jouer le jeu.
En vrai. Sur une scène. Devant des spectateurs !
En ce moment précis, il regrettait son rayon de produits laitiers du supermarché :
« Albert Petigatau, prince des camemberts, roi des fromages… »
Le public de la pension l’acclamait : « Kachaki ! Kachaki !
Kachaki ! »…
Jean-Juste Ozo lui laissa la place.
Monsieur Kachaki se tourna vers le public, parvint à esquisser un
sourire un peu tordu, se racla la gorge et balbutia :
— Bonsoir mes amis… Je vous demande d’être indulgents, je
n’étais pas préparé à vous présenter un spectacle ce soir, et je ne
dispose pas du matériel nécessaire…
Les personnes présentes dans la salle l’ovationnèrent et
applaudirent de toutes leurs forces. Ces démonstrations amicales
remontèrent un peu le moral de monsieur Kachaki. Galvanisé, son
humour habituel revenait petit à petit et il essaya de biaiser :
— Vous le savez, je ne suis pas un magicien, mais un…
Il interrogeait le public qui compléta, d’une seule voix, en
scandant :
— Un fakir ! Un fakir !
— Bien ! Et que fait un fakir ? demanda-t-il de même.
Les réponses fusèrent :
— Il voyage sur un tapis volant…
— Il se couche sur une planche à clous !
— Il marche sur des braises !
— Il joue de la flûte avec des serpents à sonnettes…
Ils riaient tous et monsieur Kachaki reprenait courage. Allons ! ce
public bon enfant n’aspirait pas à le massacrer. S’il parvenait à les
faire rire, tout irait bien…
— Je n’ai pas pu emporter avec moi mes serpents à sonnettes, ni
mes cobras, ni ma planche à clous, ni mes sabres, ni mes braises…
Messieurs Philibert et Maurice ne m’en ont pas donné l’autorisation.
Il y eut de nouveaux rires et même des applaudissements.
Monsieur
Kachaki reprenait de l’assurance.
— Mais… mais, je peux vous faire une démonstration unique,
exceptionnellement, spécialement pour vous !
Une joie totale et intense envahit la salle.
— Figurez-vous que je suis le seul fakir au monde à
posséder une aptitude peu connue chez l’être humain… Je peux
maîtriser le temps ! Oui, mesdames et messieurs, je suis Maître du
temps !
Un long soupir d’incrédulité souleva le public. Ça devenait
sérieux. Le silence qui suivit se gonfla comme une montgolfière.
La voix devenait ample et mélodramatique :
— Je vais, devant vous, figer le temps… Oui, figer le temps !
Ça veut dire qu’il continuera à s’écouler pour vous, certes ! mais
pas pour moi ! Ça veut dire que mon corps fonctionnera au ralenti,
qu’il cessera toute activité physiologique pendant des jours, des
semaines… Le temps va s’arrêter pour moi. Cela s’appelle… le
« Phénoménus d’hibernare ! » Oui chers amis, je vais, devant vous,
hiberner…
Le fakir avait porté ses poings à son front et semblait en transe.
Tout le monde retenait sa respiration et attendait. Il prit une chaise,
s’assit confortablement, ferma les yeux, laissa tomber son menton et
ne bougea plus.
Quelqu’un éternua. On fit un long « Chut ».
Après quelques minutes, les gens commencèrent à s’impatienter
et à s’interroger.
« Mais que fait-il ? », « Il dort ? », « C’est tout ? »,
« Qu’est-ce qu’on attend ? », « Hé ? », « Ho ? ».
Incompréhension, déception, ennui, désappointement…
Monsieur Kachaki restait avachi sur sa chaise, sans bouger un
cheveu.
« Il se fiche de nous ! » grogna un mécontent, et d’autres mécontents se joignirent à lui.
La salle était partagée. Certains étaient outrés et sifflaient, d’autres
trouvaient ça drôle et riaient de bon cœur, pratiquement tous voyaient
en ce Maître du temps un farceur qui se moquait d’eux.
Le fakir Kachaki finit par sortir de son hibernation, s’inclina et, très digne, descendit de l’estrade,
tout en ayant l’intuition qu’il avait été lamentable.
Il rejoignit ses amis sous les quolibets, les rires, et quelques rares
« bravo ! » compatissants.
Jeanne invectivait les petites fées qui, toutes regardaient la pointe
de leurs chaussures.
— Mais enfin, vous vous souvenez bien de ce qui devait se
passer ?
Bien sûr, les petites fées s’en souvenaient fort bien, elles avaient,
ensemble, contribué à l’élaboration du plan.
Monsieur Kachaki devait monter sur la scène et, grâce au soutien
des fées et de leurs baguettes magiques, il aurait réussi un ou deux tours
de passe-passe classique.
Puis, il se serait tourné vers les spectateurs
et aurait proclamé qu’il allait deviner ce qu’ils avaient dans leurs
poches ou dans leurs sacs…
Il aurait débuté par des objets banals :
ici un bâton de rouge à lèvres, un portefeuille ou un briquet, là un
trousseau de clé.
Puis, il se serait montré sublime : il était capable de
deviner des dates, des numéros, des noms, des secrets. Il aurait tout
découvert, les spectateurs auraient été ébahis par ses prouesses.
Ils
auraient suivi ses incroyables performances en retenant leur souffle,
fascinés. Monsieur Kachaki aurait chauffé le public graduellement,
jusqu’à atteindre le plat de résistance… Zoé.
Il se serait adressé à elle et aurait divulgué qu’elle avait dans la
poche de la veste de son tailleur un carnet.
Zoé l’aurait regardé d’un
œil narquois, lui aurait dit sans doute qu’il se trompait, qu’elle ne
possédait aucun carnet.
Elle aurait retourné sa poche pour prouver
ses dires… Oh ! Mais quoi ? Comment comprendre une telle magie ?
Il y avait effectivement quelque chose dans sa poche.
Alors, d’un
geste raide, l’inquiétude exacerbée, elle aurait dégagé un carnet, au
papier vieilli par le temps, un carnet qu’elle n’avait plus vu depuis
ses douze ans, le carnet de billets d’entrée de la piscine !
Elle se serait effondrée. Peut-être aurait-elle essayé d’accuser
encore l’élève Michèle, mais monsieur Kachaki n’aurait pas permis
cela. Il l’aurait acculée à l’aveu et en aurait profité pour lui rappeler
qu’elle avait quelque chose à communiquer concernant l’accusation
diffamatoire qu’elle avait portée contre Peggy-Jeanne.
Zoé, démolie,
brisée par l’étrange présence du carnet avilissant, aurait avoué,
devant tout le monde, que la coupable de sa main coincée dans la
porte n’était pas Peggy-Jeanne…
Non. La coupable c’était elle…
Huée par toutes les personnes ici présentes, forcée de s’excuser
auprès de Peggy-Jeanne, l’honneur de cette dernière aurait été lavé !
Les Guillodoux auraient été obligés de quitter la pension comme
ils durent s’enfuir de Toulouse lors de l’épisode du vol du carnet.
Et
la malédiction l’aurait poursuivie jusqu’à ce qu’un repentir sincère
l’amène à établir des recherches pour découvrir la jeune Michèle, et
lui demander pardon à elle aussi…
Peut-être même déciderait-elle de finir sa vie dans un couvent ?
Les petites fées restaient bouche ouverte de stupeur !
— On voulait vraiment que le plan se déroule ainsi ? demanda
Prune.
Elles étaient toutes penaudes, décontenancées.
— Quand même ! dit Mirabelle, nous avions comploté une
intrigue plutôt… sévère !
— Sévère ? Féroce, oui ! Sommes-nous si odieuses que cela ?
— C’est ainsi que cela devait se passer, insista Jeanne.
Les petites fées se taisaient, debout devant Jeanne, tête basse,
coupables et honteuses. Prune reniflait, Pomme se tortillait et les
autres ne savaient que faire…
— Bon, bon, ça va ! Pas la peine de dramatiser non plus, fit Jeanne
qui se disait, elle aussi, qu’elles avaient failli aller trop loin.
— Je trouve que c’est mieux comme ça ! fit l’une.
Et les autres petites fées l’approuvèrent ; Jeanne se joignit à elles.
Elles relevèrent la tête de dix centimètres.
— Et Camille ? fit Jeanne.
— Camille ?
Les fées abaissèrent leur tête une fois de plus. Eh oui ! Il y avait
aussi Camille, la timide femme de Philibert.
Selon leur programme, Monsieur Kachaki devait, en apothéose,
se tourner vers Camille. Elle aurait rougi, rien ne l’affolait davantage
que les regards des gens sur elle. Il lui aurait demandé si elle n’avait
pas une déclaration à faire, et elle, cramoisie de gêne en même
temps que de plaisir, elle se serait tournée vers son mari et lui aurait
chuchoté quelque chose à l’oreille.
Philibert se serait alors levé d’un
bond, aurait pris sa femme dans ses bras en hurlant de bonheur : « Je
vais être papa, je vais être papa ! »
Tout le monde aurait applaudi et
congratulé les futurs parents.
Les deux frères auraient invité leurs
hôtes à une tournée générale, et ils auraient fait la fête jusqu’au petit
matin.
« Un vrai conte de fées ! » fit Pomme en gloussant de joie de cette
si belle fin.
Les autres la poussèrent du coude pour lui rappeler que
rien ne s’était passé ainsi. Pomme devint très triste.
— Est-ce vraiment trop tard ? interrogea-t-elle, une buée d’espoir
dans la voix.
— Ils sont tous déjà couchés, rappela Cerise, prête à pleurer.
— Mais, hasarda Groseille, Camille est-elle enceinte ?
Jeanne reconnut qu’elle n’en savait rien. « Vous avez encore
de quoi faire. » dit-elle aux petites fées qui ne revendiquaient qu’à
s’occuper de la future maternité de Camille. Elles projetaient déjà le
sexe de la progéniture, le prénom, le destin, tout, quoi !
Elles respiraient mieux. Rien n’était perdu, elles avaient encore du
pain sur la planche !
Quant à leur chère Peggy-Jeanne, il n’y avait pas de souci à se
faire : elle ne s’était jamais sentie aussi bien, elle avait dorénavant un
copain sensationnel capable de la protéger contre toutes les Zoé du
monde.
Et celle-ci finira peut-être bien par concevoir certaines règles
qui rendent les rapports avec autrui authentiques. Qui sait ?
À l’étage des petites fées, les êtres sont parfois plus simples qu’à
l’étage inférieur des mortels et de leur bêtise.
"Le sujet dit ‘M. Kachaki’, humain de type flamboyant, a développé une méthode expérimentale inédite de stase temporelle appelée ‘Phénoménus d’Hibernare’, consistant à suspendre ses fonctions biologiques tout en demeurant dramatiquement visible.
Cette procédure — décriée par certains savants et applaudie par les marchands de tapis — pourrait représenter une faille majeure dans notre compréhension des rapports entre temps perçu et temps inventé.
Simultanément, une escouade de fées en pleine partie de poker quantique a refusé de suivre le protocole de sauvetage planifié, invoquant le droit sacré au bluff dimensionnel.
Interpellée, la dénommée ‘Tante Jeanne’ a grondé l’équipe avec une fermeté cosmique, activant l’article 12.4 du Pacte de l’Imprévisible :
‘Quand plus rien n’a de sens, tout devient possible.’”
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