Monsieur Kachaki dormait profondément, un vague sourire sur
ses paupières fermées.
Il rêvait qu’il venait d’accomplir des tours de magie inouïs pendant
la représentation. La salle applaudissait en cadençant son nom avec
respect et émotion.
Il retrouvait ses amis, tout tremblant encore du trac qu’il avait
senti sur scène, mais plutôt fier d’avoir réussi.
Peggy-Jeanne lui serrait la main :
— Bravo !
— Comment j’étais ?
— Formidable !
— Extraordinaire !
Le magicien Jean-Juste Ozo revenait sur l’estrade, remerciait son
éminent collègue, parlait avec admiration des dons incroyables qu’il
avait montrés durant le spectacle.
Quel bonheur de pouvoir rêver une belle histoire…
Quand il se
réveillera et qu’il se souviendra de son passage sur scène, il sera sans
doute honteux. Il avait fait un vrai four, n’avait pas tenu son rôle de
vacances et on se souviendra de lui comme d’un fakir-bidon.
Quand
même, cette idée d’hibernation, quelle belle trouvaille !
Il se retourna
dans son lit en soupirant longuement.
Et si l’année prochaine il
revenait sous les traits de « Albert Petigatau, roi des camemberts » ?
Si ça se trouve, il pourrait bien épater tout le monde !
— À quoi donc jouiez-vous ? questionna Jeanne.
— Au poker…
— Je ne connais pas ce jeu. C’est quoi ?
— C’est un jeu de cartes où tous les joueurs bluffent, dit Mirabelle.
— Elle a quand même fini par comprendre le jeu, murmura Prune
à l’oreille de Cerise.
Jeanne leur demanda de lui apprendre les règles du poker. Elles
s’y mirent toutes. Carte après carte, elles expliquèrent leur valeur.
Comment mélanger ; comment distribuer ; comment combiner ;
comment enchérir…
Mirabelle prenait discrètement des notes sur un petit calepin.
Elles firent des démonstrations plus compliquées les unes que les
autres, tant et si bien que Jeanne se sentit perdue.
On recommença.
« Voilà, on distribue les cartes ainsi, d’accord ? ».
Les règles variaient
un peu selon la petite fée qui les énonçait mais, petit à petit, Jeanne
finit par comprendre.
« OK ! fit-elle. Cool ! Chouette ! super-super !
j’ai pigé ! »
Séduite, elle caressa le projet de ramener un paquet de
cartes sur Artobas.
Groseille se mit soudain à hurler et toutes sursautèrent d’effroi.
Que lui arrivait-il ?
Groseille, livide, montrait la table de jeu où, en enseignant à Jeanne les règles du
jeu, toutes les cartes avaient été mélangées...
— Notre jeu !
— La partie !
— Nos cartes…
— Oh, non ! s’effondra Cassis. Mon flush royal !
— Tu avais un flush royal, toi ?
— Parfaitement !
— Eh bien, moi, j’avais une quinte flush !
— Vraiment ?
Malheureusement, aucune des petites fées ne savait ce qu’était
exactement le flush royal, ni s’il valait plus que la quinte flush
ou le contraire. D’autre part, chacune soupçonnait l’autre de
tricher…
— Bah ! Nous nous sommes drôlement bien amusées !
Ainsi s’acheva la plus faramineuse partie de poker de l’univers !
Jeanne était sur le point de rentrer chez elle sur Artobas,
encombrée d’un énorme sac de victuailles ; des boîtes de conserve,
des pâtisseries, des viennoiseries, des fromages, des sandwiches, des
rôtis, des pâtés, etc.
Elle portait aussi un autre bagage dans lequel elle
avait déposé une douzaine de livres.
Cassis les sortit un à un pour
lire à voix haute le nom des auteurs :
« Molière, Diderot, Voltaire,
Balzac, Hugo, Flaubert, Proust… » « Bien ! » faisaient les fées à
chaque énoncé.
« Houellebecq… » « Oh ! »
« C’est Peggy-Jeanne qui sera contente quand je reviendrai.
J’parlerai mieux bien ! »
Elle ajouta le paquet de cartes que Groseille lui offrit et une boîte
d’allumettes :
« En attendant que les Artobassiens inventent le feu… ».
Elle ferma ses bagages et embrassa chacune des petites fées.
— Merci d’avoir pensé à moi et de m’avoir fait venir, dit-elle.
J’ai passé de drôlement chouettissimes moments ! Je suppose que dès
demain Peggy-Jeanne se demandera si j’existe. Déjà qu’elle peine
à exister par elle-même ! Ce sont les autres qui l’animent… Elle
recommencera son cycle de réflexions, d’analyses, tournera en rond
dans sa tête, interminablement. Peut-être certains moments que nous
avons passés ensemble l’auront-ils suffisamment marquée pour lui
apporter une plus grande confiance en elle…
— Et Sébastien ?
— Sébastien ? Il a cru un moment à ma réalité par amour pour
sa Peggy-Jeanne, mais il n’y pensera plus non plus. Néanmoins,
je ne peux m’empêcher de me dire parfois que rien ne prouve nos
existences.
Elle prit un air inspiré :
— Être ou ne pas être ? Qu’est-ce que l’Être ? Être sans raison ?
Être ailleurs ? Où est l’infini ? Où vais-je ? Je vis, donc suis-je ? oui,
mais qui suis-je ?…
Un temps, puis elle conclut, d’une voix d’éteignoir :
— C’est absurde…
Les petites fées étaient entièrement dépassées par ce que Jeanne
leur disait. Elles ne désiraient pas s’encombrer de réflexions de ce
genre, cela gâcherait leur vie aimablement ouatée. Quelles idées
singulières !
Jeanne sourit en pensant à monsieur Kachaki.
« Dire qu’il possède
de vrais dons, lui, et qu’il ne le sait pas ! »
Elle prévint quand même les petites fées :
— Il vous a vues… Il connaît votre existence.
Elles avaient du mal à le croire. Personne ne pouvait être plus
discret qu’elles, comment aurait-il pu déceler leur présence, c’était
tout bonnement invraisemblable !
— Tiens, fit Jeanne, le soleil se lève en bas, et je vois que Peggy-
Jeanne et Sébastien vont passer une bonne journée ensemble. Il est
temps pour moi de partir.
Peggy-Jeanne et Sébastien couraient sur le sable. Ils ne pensaient
plus à tante Jeanne, exactement comme cette dernière l’avait prédit.
Tout au plus leur paraissait-elle comme une perception fictive due à
leur imagination, un trouble passager qu’ils avaient tous deux ressenti.
Ils couraient sur le sable, vers la mer, vers l’horizon.
Soudain, Peggy-Jeanne se mit à rire. À rire comme de sa vie elle n’avait jamais
ri, un rire qui surgissait du bout de la Terre, un rire qu’elle ne pouvait dénouer,
qui la pliait en deux, les larmes aux yeux.
Sébastien, un peu interdit par l’ampleur d’un rire pareil,
attendit qu’elle reprenne son souffle, qu’elle lui explique.
Après un long, long moment, lorsqu’un peu calmée elle put parler,
elle lui révéla, riant encore par hoquets mouillés, que c’était son
aïeule, la fameuse Peggy qui en son temps avait repoussé des brigands,
c’était elle qui l’avait déclenché ce rire, allez savoir comment…
Sébastien se sentit très fatigué.