PEGGY-JEANNE, Le poker des fées
Niki Vered-Bar

La vérité, ça fait mal…

Chapitre 24

La salle à manger se remplissait petit à petit. Le départ de madame Gassal faisait encore la une des discussions des pensionnaires.

Gustave croisa Zoé, blême encore, qui lui demanda de s’asseoir avec elle, mais il déclina son offre :
— Je reste avec Peggy-Jeanne et Sébastien.
— Qui est Sébastien ?
— L’ami de Peggy-Jeanne ; ou peut-être son fiancé ?
— Elle a un fiancé ?

Le dépit revint perforer le cœur de Zoé. Elle enviait la chance de la jeune fille d’avoir un ami, un fiancé, quelqu’un à aimer, d’être aimée, et elle ruminait des courroux ténébreux.
Sa rancœur se réveillait chaque fois qu’une amie de son âge sortait avec un type, sortait vraiment, autrement dit plus que les deux ou trois jours qui constituaient sa moyenne personnelle.

Sauf le riche québécois, c’est vrai. Il avait vraiment tenu le coup dix jours.
Elle avait modifié le récit de leur liaison : oui, il était marié, et oui, il avait une fille, et oui, leur relation ne pouvait durer qu’une dizaine de jours, jusqu’à son retour au Canada.
Mais ce qu’elle n’avait pas dit c’est qu’il avait été tout à fait franc avec elle et lui avait annoncé tout cela dès leur première rencontre. Lui, à Paris pour ses affaires, il était content de trouver une compagne pendant son séjour. Il ne racontait jamais à sa femme en retournant au Québec, qu’il la trompait, et c’était comme ça chaque fois qu’il voyageait dans un pays ou dans un autre. Zoé était d’accord, ça lui était égal. Elle avait passé de bons moments avec lui : restaurants, théâtre, opéra, tout ce qu’elle aimait. Pour une raison étrange, elle prit très mal de le voir faire sa valise pour rentrer chez lui.
Elle avait cru, allez savoir pourquoi, qu’il resterait et qu’il préférerait Paris au Québec, la vie avec elle plutôt qu’avec sa femme et sa fille…

Il y a plein de jeunes filles dans le monde dont les chemins de la Carte du Tendre aboutissent en impasses. Beaucoup d’entre elles cohabitent fort bien avec leur solitude et même en extraient d’éminents avantages.

Zoé, elle, n’assumait pas. Elle ne réussissait pas à se détacher de cet anéantissement centré sur cette unique certitude : si elle était seule, si on ne l’aimait pas, c’était la faute des autres.
« Je n’ai jamais passé d’aussi mauvaises vacances. Et cette Peggy-Jeanne qui s’est trouvé un fiancé, en plus… »

Elle se mit à table avec ses parents et Madeleine. Celle-ci annonça qu’elle repartirait le lendemain. Monsieur et madame Guillodoux lui firent une liste de recommandations pour le voyage, pour son retour chez elle ; toutes sortes de conseils qu’elle écouta de bonne grâce, mais d’une oreille polie et indifférente.

Soudain, Zoé demanda, d’une voix atone :
— Pourquoi il y a des gens qui ne m’aiment pas ?
La consternation s’étala sur le visage des parents, et Madeleine observa sa nièce avec curiosité.
Éprouvait-elle des remords ? Probablement pas. Zoé ne regrettait nullement ce qui aurait pu être et ce qu’elle aurait pu faire.

— Que se passe-t-il ma chérie ? demanda son père.
— Elle s’est sentie très mal toute la journée, dit la mère.
Elle n’avait pas compris la question de sa fille, mais c’est en général ce qui se passait. La question était certainement d’un degré philosophique trop élevé pour elle. Néanmoins, son intuition maternelle y avait saisi un aspect inaccoutumé et elle pensa qu’un peu de fièvre ou qu’un petit reste du mal de mer la perturbait.
— Tu as encore mal au cœur ?
— Je ne suis pas malade, trancha Zoé avec irritation.

Et elle répéta :
— Pourquoi on ne m’aime pas ?
— D’abord, répondit le père prudemment, c’est faux, il y a plein de gens qui t’aiment, voyons ! Et puis tu sais, ma chérie, tu es si intelligente que cela peut enquiquiner des imbéciles autour de toi. Alors ils t’évitent. Mais ce n’est pas de ta faute, tu sais…
Zoé se tourna vers tata Mado :
— C’est ce que tu penses aussi ?
— Non. Moi je pense que c’est parce que tu es une emmerdeuse de première.
Les parents, choqués, se hâtèrent de fustiger Madeleine du regard et de consoler leur fille.

La suite du repas ressembla à une mare aux grenouilles. Zoé s’était enfoncée dans des réflexions taciturnes. Ses parents en voulaient à Madeleine.
Madame Guillodoux surtout. « On ne dit pas des choses pareilles à sa nièce ! » pensait-elle avec rancœur et, si le père pensa pareil, il ajouta en son for intérieur :
« Même si c’est la vérité… »


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