La salle à manger se remplissait petit à petit. Le départ de madame Gassal faisait encore la une des discussions des pensionnaires.
Gustave croisa Zoé, blême encore, qui lui demanda de s’asseoir avec
elle, mais il déclina son offre :
— Je reste avec Peggy-Jeanne et Sébastien.
— Qui est Sébastien ?
— L’ami de Peggy-Jeanne ; ou peut-être son fiancé ?
— Elle a un fiancé ?
Le dépit revint perforer le cœur de Zoé. Elle enviait la chance
de la jeune fille d’avoir un ami, un fiancé, quelqu’un à aimer, d’être
aimée, et elle ruminait des courroux ténébreux.
Sa rancœur se
réveillait chaque fois qu’une amie de son âge sortait avec un type,
sortait vraiment, autrement dit plus que les deux ou trois jours qui
constituaient sa moyenne personnelle.
Sauf le riche québécois, c’est vrai. Il avait vraiment tenu le coup
dix jours.
Elle avait modifié le récit de leur liaison : oui, il était marié, et oui,
il avait une fille, et oui, leur relation ne pouvait durer qu’une dizaine
de jours, jusqu’à son retour au Canada.
Mais ce qu’elle n’avait pas dit
c’est qu’il avait été tout à fait franc avec elle et lui avait annoncé tout
cela dès leur première rencontre. Lui, à Paris pour ses affaires, il était
content de trouver une compagne pendant son séjour. Il ne racontait
jamais à sa femme en retournant au Québec, qu’il la trompait, et
c’était comme ça chaque fois qu’il voyageait dans un pays ou dans
un autre. Zoé était d’accord, ça lui était égal. Elle avait passé de bons
moments avec lui : restaurants, théâtre, opéra, tout ce qu’elle aimait.
Pour une raison étrange, elle prit très mal de le voir faire sa valise
pour rentrer chez lui.
Elle avait cru, allez savoir pourquoi, qu’il
resterait et qu’il préférerait Paris au Québec, la vie avec elle plutôt
qu’avec sa femme et sa fille…
Il y a plein de jeunes filles dans le monde dont les chemins de la Carte du Tendre aboutissent en impasses. Beaucoup d’entre elles cohabitent fort bien avec leur solitude et même en extraient d’éminents avantages.
Zoé, elle, n’assumait pas. Elle ne réussissait pas à se détacher
de cet anéantissement centré sur cette unique certitude : si elle était
seule, si on ne l’aimait pas, c’était la faute des autres.
« Je n’ai jamais passé d’aussi mauvaises vacances. Et cette Peggy-Jeanne qui s’est trouvé un fiancé, en plus… »
Elle se mit à table avec ses parents et Madeleine. Celle-ci annonça qu’elle repartirait le lendemain. Monsieur et madame Guillodoux lui firent une liste de recommandations pour le voyage, pour son retour chez elle ; toutes sortes de conseils qu’elle écouta de bonne grâce, mais d’une oreille polie et indifférente.
Soudain, Zoé demanda, d’une voix atone :
— Pourquoi il y a des gens qui ne m’aiment pas ?
La consternation s’étala sur le visage des parents, et Madeleine
observa sa nièce avec curiosité.
Éprouvait-elle des remords ? Probablement pas. Zoé ne regrettait
nullement ce qui aurait pu être et ce qu’elle aurait pu faire.
— Que se passe-t-il ma chérie ? demanda son père.
— Elle s’est sentie très mal toute la journée, dit la mère.
Elle n’avait pas compris la question de sa fille, mais c’est en
général ce qui se passait. La question était certainement d’un
degré philosophique trop élevé pour elle. Néanmoins, son intuition
maternelle y avait saisi un aspect inaccoutumé et elle pensa qu’un
peu de fièvre ou qu’un petit reste du mal de mer la perturbait.
— Tu as encore mal au cœur ?
— Je ne suis pas malade, trancha Zoé avec irritation.
Et elle répéta :
— Pourquoi on ne m’aime pas ?
— D’abord, répondit le père prudemment, c’est faux, il y a plein
de gens qui t’aiment, voyons ! Et puis tu sais, ma chérie, tu es si
intelligente que cela peut enquiquiner des imbéciles autour de toi.
Alors ils t’évitent. Mais ce n’est pas de ta faute, tu sais…
Zoé se tourna vers tata Mado :
— C’est ce que tu penses aussi ?
— Non. Moi je pense que c’est parce que tu es une emmerdeuse
de première.
Les parents, choqués, se hâtèrent de fustiger Madeleine du regard
et de consoler leur fille.
La suite du repas ressembla à une mare aux grenouilles. Zoé s’était
enfoncée dans des réflexions taciturnes. Ses parents en voulaient à
Madeleine.
Madame Guillodoux surtout. « On ne dit pas des choses
pareilles à sa nièce ! » pensait-elle avec rancœur et, si le père pensa
pareil, il ajouta en son for intérieur :
« Même si c’est la vérité… »
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