PEGGY-JEANNE, Le poker des fées
Niki Vered-Bar

Lorsque la pensée devient son propre labyrinthe

Chapitre 20

Il y avait longtemps que Peggy-Jeanne n’avait passé une aussi bonne nuit. Elle se réveilla en chantonnant, ouvrit les rideaux, sortit sur le balcon, respira à pleins poumons l’air iodé et fit un coucou joyeux à la mer. Elle avait rendez-vous avec Sébastien à neuf heures, ils désiraient passer la journée à la plage. Après sa toilette, elle enfila sur son maillot une fine robe sans manches en coton vaporeux, d’une couleur bleu émeraude qui illuminait son teint bronzé.

C’est en sautillant qu’elle descendit dans la salle à manger, tout en espérant ne pas rencontrer les Guillodoux : son souhait fut exaucé. Seule Madeleine était là. Elle fit signe à Peggy-Jeanne pour l’inviter à s’asseoir avec elle, et ajouta pour la convaincre :
– Ne prenez pas cet air-là, ma nièce dort encore. Et ses parents viennent tout juste de se réveiller, ils ne descendront pas avant que vous ne finissiez tranquillement votre petit déjeuner !
Peggy-Jeanne prit place à côté de cette femme qu’elle trouvait sympathique. Elles parlèrent de la pluie et du beau temps, en évitant consciencieusement d’évoquer Zoé et les mésaventures de la veille.

Dix minutes avant l’heure du rendez-vous, Peggy-Jeanne était déjà installée dans le hall pour attendre Sébastien.
Elle ne cessait d’observer la porte d’entrée, une large porte à deux vantaux, dont le châssis vitré permettait d’apercevoir les entrées, avant même que le battant ne coulisse. Le soleil prodiguait à cette heure du jour tous ses feux sur la baie vitrée et l’on déployait les stores pour protéger de la chaleur. On ne pouvait discerner l’extérieur que par les vitres de la porte que Peggy-Jeanne ne quittait pas des yeux.

À neuf heures dix, elle se sentit soucieuse, mais se raisonna.
Le retard était on ne peut plus minime. Il devait venir de Nice, une dizaine de kilomètres. En voiture, sur la route, il y a toujours des aléas, ne serait-ce qu’un banal bouchon. Pas de quoi jouer les Cassandre.
S’était-elle trompée d’heure ? Non, elle était certaine qu’ils avaient décidé de cette heure-là : aucune autre heure n’avait été mentionnée.
Il avait dit : « On se retrouvera à neuf heures » et elle avait répondu :
« Très bien, neuf heures, ça me va ! » Tiens ! il est déjà et quart…
Il avait d’abord parlé de la petite crique sur la plage. « On se verra là-bas… » Aïe ! Elle ne se rappelait plus exactement pourquoi le lieu de rendez-vous avait été changé. Était-ce elle ou lui qui avait proposé le hall de la pension ? Ah oui ! Ils voulaient passer la journée à la plage, mais Sébastien avait également évoqué l’idée de voir une exposition de peintres impressionnistes à Cagnes-sur-Mer. Leur programme devenant incertain, ils avaient alors fixé le rendez-vous au Cocotier, « on verra bien demain… » Peut-être l’attendait-il là-bas, sur la plage ?
Les affres de l’incertitude mènent à croire ce à quoi on ne croyait pas l’instant précédent. L’angoisse accompagne vite de telles tergiversations. Peggy-Jeanne n’était plus sûre de rien, se disait qu’elle avait dû se tromper, qu’il était probablement en train de l’attendre sur leur petite aire de sable depuis…

« Oh mon Dieu ! Il est neuf heures vingt-cinq ! »
Philibert était à la réception. Elle prit un morceau de papier et griffonna en vitesse : « Je suis à la petite crique de la plage. »
Elle signa, marqua le nom de Sébastien au dos du papier et le confia à Philibert en insistant pour qu’il le remette au jeune homme qui l’avait demandée la veille.

Elle courut jusqu’à la plage. Il y était sûrement. Il devait y être, un peu mécontent peut-être de l’avoir tellement attendue. Mais quand il la verra arriver, il oubliera tout et se contentera de la serrer dans ses bras. Il sera là.

Elle arriva à la crique… Non. Il n’était pas là. Personne. Ses yeux s’emplirent d’eau.
Elle s’assit sur le sable, sentit ses joues se mouiller des larmes qui coulaient, sans qu’elle puisse endiguer ce flot.
Toutes les émotions en zigzag de ces jours se déchiraient. Elle essuya ses joues du dos de sa main, se remit debout et cria à la mer :
« Sébastien, Sébastien, où es-tu ? Sébastien, s’il te plaît… Sébastien… »

La mer ne répondit pas. Et s’il avait eu un accident ? Elle eut un violent frisson et la mer devint noire.
Il était dix heures moins le quart.Il ne viendra plus. Elle hurla encore, d’une force mystérieuse qui ricocha jusqu’à l’horizon :
« SÉ-BAS-TIEN, SÉ-BAS-TIEN… Je t’en prie… »
Au-dessus des larmes, on peut trouver un brin d’espoir qui s’attarde sur les cils. Peggy-Jeanne ne le voyait pas.
« Il ne viendra plus… »
Elle renifla, se moucha.

C’est alors qu’elle pensa à sa tante Jeanne.
Voilà l’occasion rêvée de lui demander son aide ! Elle l’appela : « Tante Jeanne, où es-tu ? » Mais elle ne reçut aucune réponse.
Maintenant qu’elle y songeait, elle se rendit compte que depuis son réveil elle n’avait senti aucune manifestation de sa tante. Elle n’y avait pas fait attention, tout occupée qu’elle était à se préparer pour Sébastien. De plus, tout bien considéré, il était normal qu’elle n’ait pas remarqué cette absence ; après tout, elle vivait toute seule jusqu’à hier…
Cela la convainquit que l’apparition de sa tante n’avait été qu’une création névrotique d’autodéfense. « Il faudra que je consulte un psy, je souffre d’un dédoublement de la personnalité. Je suis complètement cinglée !
Tout cela n’était, évidemment, qu’une fêlure de mon cerveau et non pas l’apparition tangible d’une extraterrestre ! » Une tante Jeanne qui tombe des étoiles, comme ça, plouf ! Et qui parle un simulacre d’argot de Belleville ! Peggy-Jeanne eut quand même des doutes à ce sujet, elle-même ne s’exprimait jamais ainsi !
« Encore un truc qui est sorti de la prison de mon inconscient, et dont j’ignorais totalement la teneur. » Mais comment expliquer la pléthore de détails qu’elle avait fournie sur les artobassiens ? Peggy-Jeanne n’aurait jamais imaginé des extraterrestres ainsi, sans musculature, sans garde-manger, et regardant à la télé Belphégor ou l’assassinat de Kennedy en « direct » ! D’où cela provenait-il ? « J’ai dû regarder un film de science-fiction un jour ou l’autre et garder ces détails au fin fond de ma mémoire… »
Comment avait-elle pu croire de telles bêtises ? Elle, une fille assurément pleine de bon sens… certes, trop sensible et trop fragile, d’accord, mais qui avait les pieds sur terre et non dans l’espace intersidéral… Elle avait toujours réussi à analyser chaque situation avec sang-froid et elle avait même une réputation de self-control que certains lui enviaient.
Alors ? Que s’était-il passé ? Que lui était-il arrivé ? C’est trop facile d’attribuer sa faiblesse aux déboires qu’elle avait connus récemment, aussi bien avec Gustave qu’avec Zoé !
Et maintenant, ne faudrait-il pas qu’elle se reprenne ? Qu’elle cesse de se conforter dans un rêve imaginaire ? Qu’elle décide de mener seule ses antagonismes et ses responsabilités, sans talisman, sans chimère ? Sans tante Jeanne ? Elle en était capable ; la preuve en est que c’est exactement ce qu’elle avait toujours fait jusqu’à ce jour.

Peggy-Jeanne était excessivement seule sur la petite baie de la plage, Sébastien n’était pas venu, et elle venait d’enterrer son rêve dans le cimetière des illusions.
Il était inutile qu’elle reste encore, cela ne pourrait que la déprimer davantage. Le moral en purée, elle se leva et sentit soudain un grattouillis dans tout le corps.

— C’est moi, chuchota Tante Jeanne, ça va ?
Peggy-Jeanne se rassit. En vrai, elle tomba quasiment à la renverse, comme disloquée. Elle venait d’accomplir des prouesses de déductions intelligentes pour se raccrocher, elle avait réussi à se persuader que l’existence de sa tante Jeanne n’était que de la frime… Et tout cela pour rien ?
Elle attendit que son cœur retrouve un rythme normal, respira à fond plusieurs fois de suite.

— C’est toi ? Vraiment ? Mais où étais-tu ?
— Eh ! Tu vas pas me faire une scène ! J’avais envie de revoir quelqu’un de mon passé…
— Qui ça ?
— Mon fiancé ! Celui que j’fréquentais à dix-neuf ans…
Peggy-Jeanne ne put s’empêcher de rire, sans pitié pour sa tante qui protesta un peu.
— Alors, comment l’as-tu trouvé, a-t-il beaucoup changé ?
— Si tu savais ! Quelle craque ! C’est un vieux nunuche quasi-octogénaire. Je m’suis pas attardée, tu penses, il est tout vasouillard !
Rappelons que les dialogues entre la tante et la nièce se faisaient par télépathie. Mais cela n’empêcha pas Peggy-Jeanne d’enregistrer, une fois de plus, l’épouvantable façon de s’exprimer de sa tante :
— Tante Jeanne ! Ne pourrais-tu pas parler plus correctement ? J’ai du mal à te comprendre.
— Ouais ? OK, je f’rai un effort. Et toi, quoi de neuf ?
Peggy-Jeanne fondit immédiatement en larmes comme réponse à cette question. Elle venait de récupérer son totem de souffrance intact. Elle lui expliqua tout, le rendez-vous, le retard, sa désolation, sa déception.
— Ne te bile pas, Sébastien va arriver.


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