PEGGY-JEANNE, Le poker des fées
Niki Vered-Bar

Les Cocotiers

Chapitre 2

Peggy-Jeanne avait réservé une chambre dans une pension de famille, Le Cocotier, gérée par deux frères. Une amie lui avait recommandé l’endroit.
« Tu seras bien là-bas, avait-elle dit, c’est probablement le dernier endroit de ce style sur toute la Côte d’Azur. Ne prends pas ton portable, ni ton PC si tu veux de vraies vacances... Tu verras ; un endroit rare, et de chouettes plages... »
Peggy-Jeanne arriva à la gare de Villeneuve-Loubet en début d’après-midi. Il faisait beau. L’air était chaud, bouffi de senteurs marines.
Un adolescent désœuvré se proposa de lui servir de guide jusqu’à la pension de famille.
Le vieux village, juché sur une colline, dominait la ville nouvelle qui se tendait jusqu’à la Méditerranée. Ils marchèrent le long d’un chemin sableux galonné de figuiers et de conifères ; des odeurs rebondissaient ; des cigales ricanaient. La pension était en dehors de la localité, un peu cachée par une épaisse pinède ébouriffée.
« La mer est de l’autre côté. » annonça l’adolescent en soulevant un bras indolent, et il la quitta.
La bâtisse toute blanche était bordée de lauriers roses. Peggy-Jeanne se rendit dans le hall d’entrée. Il régnait là une fraîcheur paisible.
Les deux frères, Maurice et Philibert, accoururent pour accueillir la nouvelle pensionnaire.

Philibert était incontestablement le maître des lieux. Coquet, sûr de lui, spirituel et un brin autoritaire, il adorait être le pivot de l’attention. Le verbe haut et épicé, quoique ne supportant pas la contradiction, il discourait volontiers, passionné de mots dans tous les sens - il avait toujours raison ! Il dirigeait tout, en se faisant obéir au doigt et à l’œil.
Il retrouvait ses gamins issus d'un premier mariage lorsqu’ils passaient leurs congés au Cocotier ; papa responsable, il enchevêtrait des colères dans de grands flots de cœur et était adulé malgré son caractère abrupt.
Il venait de se marier pour la seconde fois.
Sa femme, Camille, très éprise, une mignonne petite brunette d’une timidité presque maladive, se réfugiait dans l’ombre de son mari. Redoutant le contact avec le public, elle se cantonnait dans un semi-ilotisme délibéré aux besognes de secrétariat.
Philibert exerçait sur elle une autorité paternelle et jouait à la protéger plus qu’il n’était nécessaire. Tranquille, sécurisée à souhait, Camille était la plus heureuse des femmes.

L'autre frère, Maurice, aimait tout autant laisser la direction de la pension à Philibert ; il n’avait pas son charisme. Il passait son temps à courir après les employés pour finir par accomplir lui-même le travail qu’il n'obtenait pas d'eux. Doté d’un bon caractère, il était le premier à en rire. Il n’hésitait pas à relever ses manches pour aider le plongeur à la vaisselle ou à manier le sécateur du jardinier.
En cachette de son frère, il négligeait de notifier l’absence de l’un ou de l’autre et aimait participer aux fêtes du personnel. Entiché de techniques multimédias, il avait informatisé toute la gestion de la pension et passait des heures à correspondre avec des groupes de discussion sur Internet. Son tempérament flottant et inhibé s’adaptait à merveille avec ces interactions.
Maurice s’était marié très jeune. Au bout de sept mois d’une union apathique, sa femme s'éprit d'un autre homme et quitta son mari en catimini. Elle profita de son absence pour faire ses valises et lorsqu'il rentra il ne trouva qu'une lettre brève :
« J'en aime un autre, je pars, mon avocat prendra contact avec toi pour régler le divorce... »
Blessé par ce rejet brutal auquel il ne s'attendait pas, son avenir s'éteignit ; il ne s'éclaira à nouveau que des années plus tard lorsqu'il redevint amoureux. La nouvelle dame avait sa vie, ses habitudes, sa liberté. Cet amour resta constant mais distant. Tous deux se contentaient de rares rencontres, de courts moments d’intimité et de fréquents palabres sur le portable et sur Internet.

— Ce monsieur Philibert est charmant ! s’extasia Cerise, l’une des petites fées.
— Comment peux-tu dire une chose pareille ! s’indigna Mirabelle. C’est un hâbleur !
— Tu trouves ? Il semble très séduisant…
— Je préfère son frère, il paraît plus convenable…
— J’aime beaucoup leur accent du midi…
— Avez-vous remarqué le fils du jardinier ? interrogea Prune.
Les autres prirent les jumelles. Non, elles n’avaient pas remarqué le fils du jardinier…

*

Les deux frères guidèrent Peggy-Jeanne jusqu'à sa chambre.
— Elle est bien située, annonça Philibert, vous pourrez voir la mer.
Peggy-Jeanne entra. Confort et rusticité s’enchevêtraient harmonieusement. Un double lit tout blanc, des tapis en coton tressé jetés épars sur le sol en pierre naturelle, des tableaux naïfs et des babioles sur les murs, tout était coquet, désuet, la chambre sentait le propre. Peggy-Jeanne pensa qu’elle pourrait habiter là sa vie durant.
Dans la salle de bains, elle admira le même luxe simple du détail, le rideau de fleurs brodées, le coquillage porte-savon ou encore les aquarelles qui réchauffaient le carrelage blanc des murs. Elle ouvrit la porte-fenêtre et sortit sur le balcon.
Depuis toute petite, la vue de la mer lui procurait une intense émotion mystique qui la portait au bord des larmes. Elle surprenait l’infini, là, sous ses yeux, elle percevait le choc bombé des éléments.
Elle apprenait le début et la fin.

Elle resta un moment, enfoncée dans l’horizon mi-turquoise mi-ardoise, puis, saisie d’une frénésie de découverte, elle s’arracha de sa contemplation et rentra dans la chambre.
Elle rangea le contenu de sa valise dans l'armoire, changea sa tenue de voyage contre celle de la parfaite vacancière : short, T-shirt et espadrilles.
Tout émoustillée du plaisir de revoir la mer, elle descendit l’escalier en bondissant.
Devant l'entrée, Philibert lui glissa avant qu’elle ne sorte :
« Le repas sera servi à dix-neuf heures trente ; vous dînerez à notre table, nous comptons sur vous ! »

Un étroit sentier rocailleux se tortillait jusqu’à la plage. Elle trembla légèrement en entendant, plus très loin, le sourd grondement qui montait et descendait au rythme de la respiration. Elle avança encore, et là, elle vit la mer.
Une coulée torride de bonheur pur, une joie farouche et écrasante.
Elle dévala le chemin en se griffant aux ronces, atteignit une étroite bande sableuse, courant, plus vite, plus vite encore, ivre d’extase. Enfin, elle effleura les premières marques blanchies d’écume et de sel.
Elle ôta ses espadrilles, sentit la fraîcheur du sable mouillé et, doucement, avec respect, elle laissa les vagues saisir ses chevilles. Ses poumons se gonflèrent et se libérèrent de soulagement. Elle était arrivée…

baguette magique

« Que c’est donc émouvant ! » sanglota une petite fée, et on dut lui prêter un mouchoir.

*

Peggy-Jeanne s’allongea sur le sable sec, joua à le faire couler entre ses doigts en mettant de côté les coquillages et les morceaux de verre patiné.
Le monde raisonnable avait disparu. Là, à ce moment-là, les odeurs, les couleurs et les sons rebondissaient autour d'elle.
Elle était seule sur ce petit bout de plage bien caché par une végétation dense qui la bordait. Les estivants occupaient d’autres emplacements où ils pouvaient savourer les attraits de la civilisation : cabines, douches, chaises-longues, parasols, maîtres-nageurs, boissons fraîches ou glaces à la buvette. Elle se sentait épuisée maintenant, comblée par l’effervescence de tous ses sens.
Sur le chemin de la pension, elle se retourna encore pour saluer la mer. « Je reviendrai demain… »
La mer répondit en soulevant quelques-unes de ses plus belles vagues.

Elle se doucha, choisit l’un des lits et s’y laissa engloutir.
Après un court sommeil elle se réveilla, neuve et aérienne.
Le soleil de cet après-midi avait déjà teinté sa peau d’un imperceptible reflet mordoré.
Elle broda ses yeux d’un soupçon de fard, vérifia sa toilette et se rendit à la salle à manger.
C'était l'heure du repas.

Les deux frères étaient dans le hall. Ils l’escortèrent jusqu’à leur table où était assise Camille, la femme de Philibert.
— Les nouveaux arrivés ont toujours droit à des égards.
— Dès demain, on ne vous accordera plus aucune attention, ajouta Maurice avec malice.
— Ne les croyez surtout pas, dit Camille en pouffant discrètement. Désirez-vous reprendre une portion de melon ?
Tous les trois lui brossèrent un tableau pointu des pensionnaires.
— Regardez, la table devant la nôtre… Ce sont madame et monsieur Guillodoux, des habitués. Cela fait presque dix ans qu’ils passent leurs vacances ici. Ils ont une fille de votre âge environ.
— Oui, une jeune fille… disons… une jeune fille qui prend de la place. Elle viendra rejoindre ses parents demain ou après-demain.
— Je ne l’aime pas trop, avoua Camille à voix basse et en fronçant les sourcils.
— Elle est, paraît-il, un peu déprimée.
— Une peine de cœur, d’après son père.
— Et là, regardez…
Philibert désignait une autre table où était assise une femme grise.
— C’est Madame Gassal.
— Elle râle tout le temps, ajouta Camille…
Comme pour confirmer ses dires, la dame en question appela le serveur d’une voix aigrelette :
— Je ne mangerai pas ce poulet, se plaignait-elle, j’avais demandé un accompagnement de pommes de terre, je ne veux pas de ces frites !
Le serveur bredouilla que les frites étaient faites avec des pommes de terre, mais la dame glapit d’une voix plus astringente encore :
— Je ne vous demande pas votre avis ! Reprenez ce plat, je n’en veux pas. Qu’y a-t-il d’autre ?
Le serveur était embarrassé. Philibert lui fit un signe de conciliation, s’excusa auprès de Peggy-Jeanne et se dirigea vers la cliente belliqueuse. Il dit au serveur :
— Jean, apportez donc un filet de sole pommes vapeur à madame Gassal… Vous aimez le poisson, n’est-ce pas madame Gassal ?
— Certainement, certainement… marmonna la dame qui regrettait déjà son poulet…
Philibert regagna sa place en riant.
— Bon, c’est arrangé !
— … Pour le moment !
— Il n’y a que Philibert qui arrive à la calmer ! dit Camille en le regardant avec admiration.
Peggy-Jeanne remarqua un monsieur au maintien noble, au teint hâlé ; il croisa son regard et lui sourit en inclinant la tête.
— Ce monsieur, là-bas, qui est-ce ?
— Ah, monsieur Kachaki ! Il est hindou. À vrai dire, on le dit un peu fakir…
— Il a des dons de voyance, dit-on…
— Il est connu, dit-on…
— Une bonne réputation, dit-on…
Les deux frères énumérèrent les tours de passe-passe qu’il aurait faits, et les petites fées écoutaient elles aussi avec attention.

baguette magique

— Attention ! fit Prune. Baissez-vous, ce monsieur Kachaki regarde dans notre direction…

*

Philibert, Maurice, Camille et Peggy-Jeanne restèrent un moment encore à table à converser. La salle à manger se vidait peu à peu et la jeune fille ébaucha des signes de fatigue ; elle ne put se retenir de bâiller, et prit congé :
— J’ai passé une superbe soirée en votre compagnie…

Avant de se mettre au lit, elle se tint un moment sur le balcon.
La lune argentait les vagues.
Des guipures de diamant étincelaient jusqu’aux astres…


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