Zoé avait eu véritablement très mal sur le moment, lorsque la porte claqua sur ses doigts.
Malgré la douleur, elle avait vite saisi le profit qu’elle pouvait
en tirer.
La conjoncture était facile, offerte : elle était la victime
désignée et la coupable ne pouvait être que Peggy-Jeanne, le film
de l’action le prouvait.
Zoé n’était pas précisément tourmentée par
son comportement. Tragiquement démunie d’autocritique, elle ne
pouvait analyser une situation déplaisante qu’en accusant les autres
d’en être responsables. En fait, elle s’en sortait généralement bien.
Elle se sentait si peu compromise qu’elle traversait sa vie plutôt
sereinement.
Ses parents n’avaient jamais bien compris, ni tenté de
comprendre ce qui n’allait pas chez elle.
Au fil des ans et de certains
événements, ils durent à plusieurs reprises en discuter entre eux.
Mais
ils ne disposaient pas de connaissances suffisantes pour jauger les
défauts de leur fille et leur complaisance était le fruit de leur amour
filial aveugle. Si les amis de leur fille se détournaient d’elle, c’était
le problème de ces amis-là. Ils reconnaissaient que Zoé n’était pas
toujours facile à vivre, eux-mêmes s’en plaignaient quotidiennement.
Ils laissaient faire. Peut-être l’intelligence de leur fille les avait-elle
menés à penser qu’elle leur était supérieure…
Monsieur Guillodoux avait travaillé dur depuis l’âge de quinze
ans. Peu attiré par la monotonie des salles de classe, inattentif aux
complexités de la géométrie et sourd aux langues étrangères, il se
tourna vers la vie manuelle. Il acquit un CAP de mécanicien, fut
embauché dans un garage, puis, après quelques années de cambouis
et de plaisanteries qui contentaient les clients, il devint vendeur de
voitures ; il développa un bagou irrésistible et gravit les échelons à
grands pas jusqu’à devenir, à trente-huit ans seulement, le représentant
régional d’une grande firme d’automobiles.
Son nouveau rang social
ne lui avait nullement enlevé une certaine balourdise, un franc-parler
qui n’avait rien de littéraire, une ignorance béotienne. Il lisait peu, si
ce n’est des journaux sportifs et n’aimait regarder à la télévision que
le sport ou les séries policières. Lorsque ses fonctions exigeaient sa
présence auprès de personnes de la « haute », il faisait figure d’original,
réjouissait par ses gaffes. Mais personne ne lui en tenait rigueur. Au
contraire ! Cet homme si naturel, sans aucune once d’artifice, au
charme râpeux, les faisait fondre quand il disait :
« Excusez-moi, je ne suis pas très au courant des coutumes de votre bonne société ! »
Alors, on lui demandait de ne pas changer, de rester tel qu’il était…
Grâce à lui, sa femme et sa fille vivaient dans une copieuse
indépendance financière. Les premières années, le couple économisa.
Madame Guillodoux travailla comme petite main dans une
maison de couture jusqu’à la naissance de Zoé. Dès ce moment-là,
l’accroissement de leur compte en banque autorisa un standing plus
désinvolte.
Le bébé vint au monde en même temps que ses parents recréaient
leur univers social.
Elle naquit dans un confort bourgeois tout
récent. Elle fit ses premiers pas sous l’égide d’une nourrice, passa
des heures magiques à Disneyland dès l’âge de cinq ans, et se paya
sa première crise de nerfs dans sa sixième année lorsque sa maman
refusa de lui acheter une poupée. Cela se passait au rayon des jouets
d’un grand magasin de Toulouse où ils habitaient. La fillette se mit
à hurler jusqu’à en perdre la respiration, devint rouge foncé, puis
bleue.
Heureusement, il y avait là une mère de famille qui en avait vu
d’autres. Elle lui balança une paire de gifles bien dosée, claquante à
souhait, et la gamine retrouva son souffle. Elle fut si ébahie que, sur-le-
champ, elle cessa de pleurer et suivit sa mère, encore plus abasourdie
qu’elle !
Le soir, papa Guillodoux, mis au courant, reprocha à sa femme de ne pas avoir acheté la poupée à sa fille.
Maman Guillodoux tenta de se disculper :
— Elle en a des tas ! Et je lui en avais déjà acheté une la veille…
— Et alors ? On a les moyens de lui acheter toutes les poupées qui
lui plaisent, nom d’une pipe !
— Bien, mon chéri…
Car madame Guillodoux disait toujours amen à son mari.
Par la suite, il n’y eut guère d’incidents de ce genre ; Zoé cessa de
jouer à la poupée dès son entrée à l’école primaire.
Ses principales
requêtes devinrent l’achat de livres et d’encyclopédies qui lui
permettaient d’explorer de nouveaux domaines de la connaissance.
Elle jouait peu et n’avait pas de goûts vestimentaires trop onéreux.
Les premières années de sa scolarité furent brillantes. Ses notes
étaient remarquables et elle était parmi les premières. À part ses
bons résultats, Zoé était une élève tout à fait ordinaire, jouait comme
les autres, avec les autres, chahuteuse comme eux, avec eux. Cela
dura jusqu’à ses dix ans.
Un jour, pendant la récréation, un gamin se
disputa avec les autres enfants qui lui reprochaient d’avoir triché à
l’un de leurs jeux. Le gosse s’échauffa, s’énerva jusqu’à sortir de sa
poche un mini canif-porte-clés et à en menacer maladroitement les
autres :
— Vous êtes pas justes ! pleurait-il. J’ai pas triché, le premier qui
me dit ça, je le bousille !
Il ne semblait franchement pas dangereux avec son petit canif
riquiqui, qu'il dirigeait en plus vers lui-même, et les autres enfants ne se gênèrent pas de le braver et de
se moquer de lui.
Zoé ne s’en rendit pas compte. À elle, la « lame »
parut mortelle. Elle était proche du gamin et céda à la panique : elle
fondit en larmes, le supplia de ne pas lui faire de mal, lui promit de
faire tout ce qu’il voudrait.
Les enfants, y compris le terroriste en
herbe, se figèrent d’étonnement. Quelques-uns crurent qu’elle jouait
la comédie et raillait ainsi le gamin. Cela leur plut et ils imitèrent son
effroi :
— Je t’en supplie, ne me tue pas…
— Épargne-moi, je te donnerai toute ma collection de petites
voitures !
— Et moi, je te donnerai toutes mes poupées Barbie !
Mais très vite ils se rendirent compte que l’affolement de Zoé était
réel. Ils cessèrent de prêter attention à l’autre qui rangea vite son
canif de pacotille, et se mirent à la conspuer.
« Hou ! hou ! Zoé a eu
peur ! La poltronne ! La froussarde ! Hou ! »
La récréation finie, les
moqueries à l’égard de Zoé continuèrent en classe. L’un des enfants,
assis derrière Zoé, lui enfonça l’index dans le dos en chuchotant :
— Attention ! Je suis armé…
Tous remarquèrent le saut de carpe de Zoé et la classe entière
ricana, malgré les admonestations du professeur.
On ne peut effacer le passé.
L’humiliation resta gravée dans la
mémoire de Zoé et lui fit excessivement mal.
« Comment ai-je pu
être aussi bête ! » se rongeait-elle. Elle ne pouvait revenir en arrière.
Comme tous les enfants, Zoé élaborait des rêves ; des rêves où
elle apparaissait comme une héroïne. « Comment pourrai-je vivre
désormais si je n’ai plus de rêves ? » se demandait-elle avec angoisse.
Elle ne rêva plus et changea considérablement depuis ce jour-là.
Elle devint exigeante, lointaine et froide. Peu à peu, ses amis s’éloignèrent d’elle. Elle réussissait à en attirer en leur offrant des gâteries, mais pas pour longtemps : c’était des « porte-moi mon cartable » ou bien des « amène-moi ceci ou cela », à n’en plus finir. Tant pis pour les sucreries, les autres enfants préféraient leur liberté…
Ses parents n’eurent pas conscience de sa métamorphose. Lorsque des maîtres leur faisaient remarquer que leur fille restait à l’écart des autres élèves, qu’elle ne s’intégrait pas, ils rétorquaient que cela ne les étonnait pas : elle était si intelligente, les autres la jalousaient, certainement !
Deux ans passèrent et une nouvelle mésaventure vint bouleverser
la famille Guillodoux. Le lycée organisait pendant l’été des séances
hebdomadaires de piscine.
Zoé adorait ça, elle nageait bien, pouvait rester des heures dans le bassin.
Un jour, le professeur de gymnastique responsable de cette initiative, annonça aux élèves que ces sorties n’auraient plus lieu :
— J’espère que ce sera temporaire… à condition que celui ou
celle qui a « emprunté », pendant mon absence, le carnet de billets
d’entrée presque neuf qui était sur mon bureau, me le rende…
Toute la classe fut affligée. Personne ne se dénonça, personne
n’accusa qui que ce soit, tous les enfants regrettèrent les plongeons
et les barbotements joyeux.
L’année scolaire touchait à sa fin dans
les regrets et la gêne.
Un jour, la jeune Michèle demanda à parler au
professeur de gymnastique. Il vit que la gamine était fort embarrassée ;
il lui parla gentiment afin de la mettre à l’aise et elle lui révéla tout,
en tremblant d’émotion :
— Le carnet de tickets…
— Oui ?
— Je sais qui c’est… C’est Zoé…
Michèle raconta ce qu’elle savait : Zoé continuait à se rendre à la
piscine.
— Ce n’est pas une preuve ça ! dit le professeur. Les parents de
Zoé sont riches, ils peuvent très bien lui offrir l’entrée de la piscine
tous les jours !
— Mais… mais j’ai vu qu’elle avait un carnet de tickets. Au
guichet de la piscine, on nous donne un billet d’entrée, mais elle, elle
a un carnet plein de billets ! Je l’ai vu aussi dans son cartable. Nous
étions assises l’une à côté de l’autre pendant le cours d’histoire. Elle
a sorti son cahier et, entre les pages, il y avait un carnet de tickets.
Elle l’a vite remis dans son sac, et lorsque je lui ai demandé ce que
c’était, elle ne m’a pas répondu et elle m’a fait des yeux-qui-tuent…
Le professeur rassura Michèle, lui demanda de n’en parler à
quiconque. Il se rendit chez la directrice et lui rapporta les révélations
de l’élève Michèle.
La directrice téléphona à la maman de Zoé. Lui
aurait-elle donné un carnet de tickets d’entrée à la piscine ? Madame
Guillodoux ignorait que sa fille se rendait, seule, à la piscine. Elle
croyait que ces sorties-là étaient organisées par le lycée…
Zoé fut convoquée dans le bureau de la directrice. Elle
arriva, le cœur en combat, le regard chaloupé et circonspect, les
poings serrés, un léger tic de contrariété au liseré de la lèvre. Le
professeur de gym lui demanda si elle allait à la piscine en dehors
des heures de classe. Elle répondit avec colère que Michèle était
une menteuse.
— Pourquoi parles-tu de Michèle ? interrogea le professeur de
gym qui n’avait nullement mentionné son nom.
— C’est sûrement elle qui m’a dénoncée !
— Dénoncée ? Qui t’accuse ? Et de quoi ?
— Je ne sais pas, moi…
Elle se rendit compte qu’elle aurait mieux fait de se taire et décida
de ne plus rien dire.
— Caches-tu quelque chose dans ton sac ? demanda la directrice.
— Non.
— Veux-tu bien nous montrer ce que tu as dedans ?
Zoé refusa.
De toute façon, cela n’aurait rien changé, l’opinion de
la directrice et du professeur de gymnastiques était établie : Zoé avait
bien pris les tickets… La directrice téléphona à Madame Guillodoux
et lui retraça toute l’affaire.
De retour chez elle, Zoé nia les faits à sa mère. Elle parla d’injustice,
de complots, de jalousies.
Madame Guillodoux ne dit rien : son mari
saurait bien quoi faire lorsqu’il rentrerait…
Eh bien non, il ne sut que penser, que faire. Il réfléchit un bon
moment avant de prendre une décision.
« D’abord, ma fille ne
ment pas, donc on l’accuse à tort. »
Il téléphona au domicile de la
directrice.
« Cette jeune Michèle est une sale gosse ! Elle accuse
ma fille par jalousie. D’ailleurs, je téléphonerai à ses parents. »
Ce qu’il fit. Les deux pères s’accusèrent mutuellement, se disputèrent,
chacun défendant énergiquement l’intégrité de sa progéniture et ils
échangèrent des propos très discourtois.
Plus tard, la mère de la petite Michèle reprocha à sa fille de s’être mêlée
de ce qui ne la regardait pas, et la gamine pleura toute la nuit.
Zoé alla se coucher. Elle s’aperçut que son cartable n’était plus dans sa chambre : sa mère l’avait enlevé. Elle se leva sur la pointe des pieds jusqu’au salon, vit ses parents silencieux, prostrés, et le mémorable carnet de billets d’entrée entre les mains de son père. Il le tournait, le retournait, l’observait comme s’il ne pouvait croire en la matérialité de ces fins coupons de papier imprimés et détachables, de couleur sable, et dont l’épaisseur de la souche indiquait le plaisir que sa fille avait pris en en privant ses camarades.
Zoé ne retourna plus dans ce lycée.
Quelques jours après, la directrice reçut par la poste une enveloppe
contenant le carnet avec les tickets restants et un chèque. Aucun mot,
aucune explication, aucune excuse n’accompagnait l’envoi.
Zoé constata que, depuis ce jour, son père qu’elle adorait changea
d’attitude envers elle ; il devint plus distant, moins patient. Le
souvenir de l’image de son père accablé, tenant le carnet de tickets
dans la main, lui pesa un temps sur le cœur.
Elle savait qu’elle avait
commis un vol, donc une faute grave, mais elle enterra cette pensée
ennuyeuse tout au fond de sa conscience. Son raisonnement se
bloqua définitivement sur l’élève Michèle, la voyant comme étant
seule responsable de tout.
« Si elle n’avait rien dit, personne n’aurait
jamais rien su ! »
Quant à sa mère, ce que Zoé ressentait pour elle était essentiellement
de l’irritation. Elle se rendit compte, à peu près à la même époque, du
manque d’érudition de ses parents. Elle l’acceptait relativement bien
chez son père : il avait réussi dans la vie et était capable d’affronter
des soirées huppées sans avoir à rougir de ses ignorances. Par contre,
ces mêmes lacunes relevées chez sa mère la contrariaient. Il est vrai
que, si le père se moquait éperdument de n’avoir pas fait d’études,
sa mère en faisait un complexe pathétique.
Il était fréquent que Zoé
souligne, lors de leurs conversations à table par exemple, les fautes
de prononciation ou de grammaire de ses parents.
— C’est ton lumbago qui te fait mal ? demandait madame
Guillodoux à son mari qui se tordait sur sa chaise.
— On ne dit pas « LUN-bago » corrigeait Zoé, on doit prononcer
« LON-bago »…
— Ah ! Tu nous emmerdes avec tes sempiternelles remarques,
rouspétait le père.
— On ne dit pas « SAN-piternelles » mais « SIN-piternelles »…
Son père la traitait de snob, mais au fond il était plutôt fier d’elle.
L’inverse se manifestait chez sa femme. Elle n’acceptait, ni d’être
elle-même inculte, ni que sa fille soit si intelligente. Le fossé entre
elles la mettait trop mal à l’aise. Et ce fossé-là n’évoluait qu’en
s’élargissant.
Pourquoi Zoé avait-elle volé ? Elle ne manquait de rien et si elle
avait demandé à ses parents la permission d’aller tous les jours à la
piscine, aucun d’eux ne s’y serait opposé. Alors ? Acte de défi d’une
enfant solitaire ? Ou bien, acte de rupture avec une moralité trop
spéculative ? Ces questions ne la tourmentaient pas : elle ne se les
posait même pas.
Seule, l’image de Michèle la dénonçant subsista
dans sa mémoire. Tout était de sa faute.
En grandissant, elle devint un peu plus sociable. Elle assimila
davantage les clauses du « je te donne, tu me donnes… » Elle
comprit vite que les gens aiment bien parler d’eux-mêmes, alors,
elle développa sa propre faculté d’écoute. Son intelligence attirait,
à condition qu’elle se surveille, qu’elle évite de faire des réflexions
désobligeantes et vexantes du genre « Comment ? Ne me dis pas que
tu n’as jamais lu Balzac ? Toi qui prétends aimer la littérature ! »
À seize ans, elle sentit l’attirance sexuelle qu’elle exerçait sur les
garçons. Assez bien bâtie, elle opta pour des tenues plus moulantes
et plus décolletées qui mettaient ses formes juvéniles en valeur.
Lorsque, un jour d’ennui et de curiosité, elle perdit sa virginité, elle
crut avoir trouvé son équilibre et s’adonna sans frein à ce nouveau jeu.
Sans retenue, certes, mais non sans précautions : ses inquiétudes obsessionnelles concernant sa santé ne souffraient pas la moindre négligence.
Son baccalauréat en poche, elle commença des études de biologie et de chimie physique à la Faculté des Sciences.
Son assurance lui permettait de nouer commodément des contacts mais ses partenaires changeaient vite.
Beaucoup de jeunes hommes fréquentaient le campus ;
et jusqu’à l’obtention de sa maîtrise, ils furent nombreux à s’intéresser à elle, et tout autant à déclarer forfait après un ou deux jours.
Vite repoussés par son caractère dominateur, exigeant et difficile d’enfant gâtée, ils se consolaient sans peine auprès d’autres étudiantes.
Gustave était l’un des rares hommes dans sa vie dont l’amitié pour
elle demeurait quasi-constante. Peut-être les vacances octroyaient-elles aux jeunes gens la légitimité d’être plus désinvoltes ?
Peut-être le soleil de la Côte d’Azur arrondissait-il les contours rugueux
de Zoé ?
Ou peut-être Gustave était-il, lui aussi, dépourvu de cette
« matière morale » qui permet de refuser telle ou telle conduite et
donc de la condamner ?
Gustave n’avait pas l’assurance de Zoé, loin
de là, mais, tout comme elle, il mélangeait allègrement vice et vertu,
et ne s’intéressait qu’à sa propre personne !
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