Après sa rencontre avec Peggy-Jeanne, Gustave était resté en plan
dans un coin du jardin. Complètement déboussolé. Blessé dans son
amour-propre, oui, mais pas vraiment fâché. Le ton de la jeune fille
disant que ce n’était pas elle la coupable était celui de la sincérité,
impossible de se méprendre.
« Peggy-Jeanne ne serait donc pas responsable du coup des doigts
coincés de Zoé ? Quelle histoire ! »
Il reprit son chemin, la jeune luxembourgeoise l’attendait à son
hôtel. La nuit dernière, après avoir dansé, mangé, bu et flirté à satiété,
ils avaient quitté Nice aux petites heures tièdes du matin. Ils avaient
passé la nuit à faire l’amour, et elle n’accepta de le voir s’en aller
qu’en échange de sa promesse de ne prendre que quelques affaires
au Cocotier pour se changer et de revenir dans les plus brefs délais.
Les débordements de la jeune fille l’amusaient. Sa voracité était sans
borne, elle croquait son nouvel ami à pleines dents, d’une boulimie
avide et enfantine.
En s’éloignant de la pension, Gustave pensait à elle, plus égotiste
que jamais, fier de ses atouts de beau mâle séduisant…
— Excusez-moi, est-ce bien ici le Cocotier ?
Un jeune homme au sourire sympathique venait de l’aborder.
— Oui, c’est au bout de l’allée…
— Je n’en peux plus, gémit Mirabelle, je quitte le jeu. Et pourtant,
regardez, j’avais une tierce ! Et puis j’ai drôlement faim. L’une de
vous désire-t-elle un morceau de cake au chocolat ?
Elles firent une pause pour se sustenter un peu.
— Quelle partie, hein ?
— Oh là là ! C’est la première fois que nous avons un enjeu
pareil ! Qu’en dis-tu, Prune ?
Prune avait emprunté les jumelles.
— Ah ! Regardez ! Il est quand même arrivé celui-là ! fit-elle, en
désignant le jeune homme qui entrait au Cocotier.
Le nouvel arrivant se rendit à la réception et demanda si
mademoiselle Peggy-Jeanne se trouvait là.
On venait de la voir
quitter la salle à manger, peut-être était-elle dans sa chambre ? Elle
y était. Philibert lui téléphona et la prévint qu’un jeune Sébastien
l’attendait dans le hall.
— Oh ! Dites-lui que j’arrive tout de suite !
Les yeux de Peggy-Jeanne chantèrent de plaisir.
— Tante Jeanne s’il te plaît, tu me laisses la place ?
— Bien sûr, fais comme si je n’étais pas là…
La cohabitation avec Tante Jeanne dans le même corps physique
se faisait sans difficulté. La plupart du temps sa tante dormait ; ainsi,
elle lui laissait toute la place et se faisait discrète.
Peggy-Jeanne se recoiffa, vaporisa derrière les lobes des oreilles
et aux ourlets des poignets une légère touche d’eau de parfum, et
descendit les marches à grande vitesse.
Sébastien était debout devant
la grande baie vitrée. Il n’avait pas vu Peggy-Jeanne depuis son
départ pour l’Argentine. Il se retourna et lui sourit.
Avant son voyage ils se voyaient peu, mais toujours avec
plaisir. Avec beaucoup de plaisir. Elle était étudiante et bûchait
sec alors que lui venait d’obtenir ses diplômes et s’absentait déjà pour participer à des fouilles paléontologiques.
Après six mois de chantiers européens de moindre importance, il collabora à ce projet de l’Argentine.
Il réalisait enfin un vieux rêve de gosse, celui de devenir chasseur de dinosaures…
Cette expédition s’était avérée
fabuleuse, incroyable et il ne pourra jamais oublier les émotions des paléontologues, archéologues et chercheurs divers, lorsque des fragments d’os de reptiles de l’ère secondaire firent leur apparition du plus loin de la mémoire de la Terre.
Depuis des années, cette région de la Vallée de la Lune était réputée pour abriter des fossiles âgés de plus de cent cinquante millions d’années.
Mais nul n’escomptait y découvrir le squelette entier du plus énorme et du plus ancien tyrannosaure jamais répertorié.
Quelle fierté d’avoir participé à cette découverte !
Peggy-Jeanne et lui se firent la bise, heureux de se retrouver.
— Tu es belle, dit Sébastien, comme tu es bronzée !
— Le soleil de l’Argentine ne t’a pas oublié non plus ! On dirait
Indiana Jones !
Ils rirent, un peu intimidés et très bêtes.
— Viens, dit Sébastien, on va se promener.
Peggy-Jeanne le guida jusqu’à la plage sauvage. Elle pensa
l’amener jusqu’à sa petite aire de plage mais se dit qu’ils risquaient
de découvrir sa tante ou plutôt son corps physique, puisque…
« Tu ne penses pas que je suis restée là-bas, quand même ! » s’offensa
Tante Jeanne. « En tout cas, ne crains rien, toi et Sébastien pouvez
aller à la petite crique. » Elle se rendormit.
Tranquillisée, Peggy-Jeanne l’y conduisit. Ils s’assirent sur le sable
brûlant, face à la mer qui avait repris ses reflets bleutés : en effet, le
ciel avait récupéré tout son azur d’été. Ils discutèrent longuement.
Il lui raconta quelques-unes de ses mésaventures argentines, elle lui
relata des épisodes de ses études et du début de sa vie professionnelle.
— Combien de temps resteras-tu sur la Côte d’Azur ?
demanda-t-elle.
— Quelques jours. J’ai hâte de revoir mes parents et mon frère.
Il me parle souvent de toi dans ses lettres. Vous vous entendez bien
tous les deux !
— C’est vrai. Valentin est un garçon sensationnel, et j’éprouve
beaucoup d’amitié pour lui.
— Oui… il m’a souvent manqué à moi aussi.
Sébastien l’invita dans une pizzeria de la ville. Peggy-Jeanne
ressentait une grande quiétude, un silence de l’esprit qui lui faisait
du bien. Sa vie redémarrait. Elle émergeait d’une tourbe insalubre,
et la présence de Sébastien agissait comme un goutte-à-goutte vital
et dynamisant. Tout redevenait calme. Un enchantement les unissait.
Elle avait envie de fermer les yeux, de s’abandonner entièrement à ces
instants dorés, de s’évanouir dans le sourire chantant de Sébastien. Il
la contemplait :
— J’aime beaucoup tes yeux…
Elle sursauta. Cela lui rappelait Gustave et ce qu’il disait à propos
de la musique de ses yeux. Il remarqua la moue sur son visage et s’en
inquiéta :
— Que se passe-t-il ? Aurais-je dit quelque chose que je n’aurais
pas dû dire ?
— Ce n’est rien. Tu as prononcé des mots qui m’ont rappelé
quelque chose.
— Cela ne semble pas être un bon souvenir ?
— Non, effectivement. Je veux dire… à ce moment-là, ce n’était
pas déplaisant, mais plus tard, je…
Elle n’acheva pas sa phrase.
Il comprit qu’elle ne tenait pas à
livrer des détails, c’était probablement trop tôt ou trop frais. Mais
Sébastien se promit de tout savoir et de lui gommer cette ombre.
Elle
eut, comme ça, des absences à plusieurs moments de la journée. Il le
lui fit remarquer, elle s’excusa et lui avoua avoir vécu des moments
pénibles ces derniers jours. « Je t’en parlerai » promit-elle et elle
ajouta vite, avec appréhension :
— Quand rentreras-tu ?
— Où ? À Nice ? À Paris ?
Elle ne souhaitait pas qu’il la quitte, elle avait envie qu’ils restent
encore ensemble. Il sourit. À nouveau, il découvrit dans le flou de
ses yeux une anxiété, une crainte qui l’émut profondément.
Il n’avait
aucun projet précis pour son séjour sur la Côte. Il était arrivé la veille
à Nice, chez un ami qui passait ses vacances aux États-Unis et lui
avait laissé son logement et sa voiture. Rien ne le retenait nulle part.
Il promena son regard sur le paysage :
— Cette région est belle…
— Oui. Veux-tu que nous allions au parc forestier de Vaugrenier ?
On dit que c’est un endroit merveilleux.
Ils y allèrent et restèrent jusqu’au soir, apprécièrent l’harmonie
de la nature verte et boisée, effectuèrent une partie du parcours de
santé en ponctuant les exercices physiques de fous rires géants et
restèrent de longs moments assis sur l’un des bancs à discuter de
tout et de rien. Bref, ils parlèrent de tas de choses qui rebondissaient
comme des bulles et tissaient tout doucement autour d’eux une toile
d’étamine douce, bienveillante et tranquille.
Lorsqu’ils se quittèrent devant la pension, il déposa sur sa joue un baiser amical et tendre.
→ Chapitre 19 | &larr ; Retour à la rubrique