PEGGY-JEANNE, Le poker des fées
Niki Vered-Bar

C’est la guerre !

Chapitre 15

Un jeune couple en voyage de noces était arrivé dans l’après-midi.
Ils avaient passé tout le dîner à s’explorer l’iris de leurs yeux.
Peggy-Jeanne pressentit que chacun d’eux connaissait par cœur le relief exact du cristallin de son conjoint.

Le jeune homme s’absenta un moment et la jeune femme en profita pour regarder autour d’elle. Son regard heurta celui de Peggy-Jeanne qui lui sourit :
— Félicitations ! Vous êtes mariés depuis combien de temps ?
— Hier soir !
Fièrement, elle avoua qu’elle n’avait jamais connu d’autres garçons que lui.
— J’ai aussitôt senti que nous étions faits l’un pour l’autre. Figurez- vous que c’est un ami d’enfance de mon frère. Il venait souvent à la maison, mais je ne savais pas que c’était moi la responsable de ses fréquentes visites. Un jour, il m’a dit…

Elle pouffa. Elle allait raconter sa vie, mais le mari tout frais revint, adressa un sourire brodé de fleurs à sa jeune épouse et l’aida à se lever. Elle le suivit en piaillant de rire.
Peggy-Jeanne sortit également de la salle à manger. Elle bavarda encore avec deux retraités qui n’exécutaient qu’un fugace passage à la pension.

Elle ne fit pas de bruit en rentrant dans sa chambre et n’alluma pas la lumière. Zoé devait dormir, on entendait sa respiration un peu tassée. Peggy-Jeanne fronça les narines en surprenant un suffocant relent d’eucalyptus, ce qui la mit d’emblée de mauvaise humeur.

« Je lui avais pourtant demandé de ne pas fumer dans la chambre ! »
À tâtons, elle chercha le tee-shirt qu’elle mettait pour dormir, découvrit à sa place les sous-vêtements que Zoé avait portés dans la journée.
Elle les jeta sur une chaise avec répugnance. Son tee-shirt enfin récupéré, elle se rendit dans la salle de bains sur la pointe des pieds et, la porte refermée, alluma la lumière.

Bon ! L’autre avait fait attention de ne pas salir. Mais Peggy-Jeanne s’aperçut qu’elle avait carrément enlevé sa brosse à dents et l’avait posée sur l’étagère où voisinait la brosse à cheveux !
Elle eut une forte envie de réveiller Zoé, mais se retint. Elle se brossa les dents, restitua la brosse dans le verre et retourna dans la chambre obscure.

Sur la table de nuit qui séparait les deux lits, ses doigts rencontrèrent quelque chose de gluant et il lui fallut un bon moment avant de comprendre : c’était une tartine de beurre et de miel entamée !
« Cette fille est dégoûtante ! »

Peggy-Jeanne faisait de réels efforts pour discipliner l’exaspération qui l’étouffait. Néanmoins, lorsqu’elle rabattit le dessus-de-lit et se rendit compte que l’autre peste lui avait piqué son oreiller, elle craqua.

Elle alluma la lampe de chevet, mais cela ne réveilla pas l’endormie. Tout juste émit-elle un bougonnement. Peggy-Jeanne tira sur l’oreiller pour le récupérer.

Là, Zoé sursauta :
— Pourquoi tu me réveilles ?
— Pourquoi as-tu pris mon oreiller ?
— Il me faut deux oreillers. Je ne peux pas dormir autrement. Ce n’est pas de ma faute quand même, j’ai les cervicales fragiles. Et puis, tu pouvais me le demander gentiment sans le prendre brutalement !
— Quoi ? Quel toupet ! Je ne l’ai pas…
— Ce n’est pas chic de ta part de te conduire ainsi. Si j’étais cardiaque, j’aurais pu avoir une crise !
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Ah, et puis zut ! Je n’ai pas envie de discuter, c’est trop stupide. Je dors…
Elle éteignit la lumière, le cœur battant d’indignation. À côté d’elle, Zoé se lamentait :
— Comment vais-je faire pour me rendormir maintenant ? Ma tête n’est plus suffisamment soutenue.
Elle se leva, alluma la lumière.
« Je n’ai pas envie, en plus, de me casser les os contre les meubles si je ne vois pas où me diriger. »
soutint-elle lorsque Peggy-Jeanne la somma d’éteindre.
Elle prit une serviette de toilette, la plia interminablement afin d’obtenir la hauteur qui convenait à ses vertèbres problématiques, et alors seulement, elle éteignit.

Inutile de s’appesantir sur la nuit de Peggy-Jeanne. Pire que toutes celles qu’elle avait passées ici depuis son arrivée. Elle ne trouvait aucun dérivatif, trop submergée de fureur. Sa nuit était fichue, elle attendit le matin en essayant de se concentrer sur Valentin et sur la prochaine arrivée de son frère…

baguette magique
Inutile non plus de décrire la contrariété des petites fées.
Elles avaient décidé d’opter pour « les grands moyens » et parachevaient les derniers détails…
— Demain, c’est pour demain…
*

Les premières lueurs de l’aube vinrent lénifier les tourments de Peggy- Jeanne. Elle somnolait par à-coups, rêvant intensément et brièvement suivant le même thème : Zoé la poursuivait en la menaçant d’objets contondants dégoulinants de miel ou bien en chantonnant « C’est de ta faute, c’est de ta faute. »
Elle se réveilla enfin, le cerveau en grande combustion. Ses pensées s’agitaient si fort qu’elle avait l’impression de les voir ; elles s’étaient matérialisées en lettres de l’alphabet et passaient devant ses yeux comme un ruban de machine à écrire…

Zoé dormait encore.
Peggy-Jeanne s’habilla en vitesse, désirant plus que tout boire un café fort. Elle descendit dans la salle à manger. Seule une serveuse était là qui commençait à organiser les tables pour le petit-déjeuner.
Elle devra attendre un peu.

Dans le hall, elle vit que la porte du bureau de monsieur Maurice était un peu entrouverte. Il est bien matinal, lui aussi !
Elle s’approcha. Peut-être y avait-il un mail de Valentin, sinon, elle demanderait l’autorisation de lui en envoyer un.
Maurice lui tournait le dos, occupé à visionner l’écran de son ordinateur. Il ne l’entendit pas entrer. Il faisait un geste de sa main, un geste qu’elle ne comprit qu’en découvrant les images qui défilaient sur l’écran.
Il était connecté sur un site porno ! Non ! Peggy-Jeanne n’en croyait pas ses yeux ! Lui ? Il s’éclatait devant des vidéos de couples nus aux poses… aberrantes !
Elle rebroussait chemin lorsque la porte crissa imperceptiblement. Il se retourna, découvrit la jeune fille, rougit comme une écrevisse moche, et remit instantanément de l’ordre dans ses vêtements. Elle bafouilla une molle excuse et sortit, morte de honte.
« Il y a des secrets qui tuent. Je me demande s’ils tuent ceux qui les découvrent ou ceux qui les cachent ? »
Dès lors, elle ne pensa plus à son éventuel petit-déjeuner ; elle ne voulait que fuir cet étage.
« Encore un masque qui tombe… » pensa-t-elle.

De retour chez elle, elle prit son transistor et entra dans la salle de bains. Elle trouva une fréquence de musique qui lui plut et, sans compassion cette fois pour Zoé qui dormait encore, elle ne baissa pas le son. Réconfortée par une bonne douche et par sa mini-sédition, elle se sentit mille fois mieux.
Elle finissait de s’habiller lorsque l’on tambourina à la porte. Elle n’en eut cure, paracheva flegmatiquement sa toilette et sortit sans se presser.

Zoé était assise sur son lit, le front plissé d’aigreur :
— Tu m’avais réveillée hier soir, attaqua-t-elle. Il n’était pas nécessaire de me réveiller si tôt ce matin, il n’est même pas encore sept heures !
— Zoé, fit Peggy-Jeanne d’une voix douce, j’ai déjà croisé des personnes désagréables dans ma vie, mais jamais d’aussi déplaisantes que toi !
— C’est gentil de me parler comme ça ! Quand je pense à tout ce que j’ai fait pour toi !
— Hein ? Mais c’est quoi encore cette histoire ?
— L’autre jour, tu m’avais demandé de coudre la bretelle de ton maillot, n’est-ce pas ? et moi, j’avais accepté.
— Oh, le grand service que tu m’as rendu ! D’abord, je ne te l’avais pas demandé : c’est toi qui t’étais proposée. Et le résultat ? Finalement, c’est moi qui l’ai fait.
— N’empêche… Et qui t’a offert une boisson ? Et le bracelet que je t’ai donné ?

Peggy-Jeanne sentait que son calme n’allait pas tarder à exploser en mille glaçons assassins. Elle refit les mêmes gestes que la veille ; elle prit la valise, le sac de Zoé, et commença à y jeter toutes ses affaires.

L’autre, la peste, s’emporta, lui adjura de s’arrêter :
— Arrête, tu chiffonnes mes vêtements ! Mais, cesse donc de procéder comme une sauvage, je vais ranger moi-même mes affaires !
— Très bien, fais-le !
— Avant tout, je vais prendre un bain.
— Pas question. Tu prendras un bain dans TA salle de bains. Tu retournes maintenant, je dis bien maintenant, dans ta chambre.
— Je peux quand même faire pipi !
Décemment, ça, on ne pouvait le lui interdire… Pendant que Zoé faisait ce qu’elle faisait, Peggy-Jeanne posa sur son bagage, bien en évidence, le bracelet « offert » ainsi qu’une pièce de cinq euros – pour la boisson.
L’autre prenait son temps. Le conflit avait pris une ampleur ridicule. « C’est la guerre ! »

Zoé sortit, la bouche toute pincée de l’intérieur. Elle rassembla ce qui lui appartenait, prit l’argent et mit le bracelet dans sa poche sans faire de réflexion.
Majestueuse figure d’innocente martyre, elle portait sa tête bien droite dans une pose hiératique, fixant son bourreau avec dédain.
Elle posa valise et sac dans le couloir, revint de quelques pas et, dans une ultime gifle, jeta à travers la chambre la pièce de monnaie.
Peggy-Jeanne était vive ; elle s’empara aussitôt des cinq euros et les lança dans le couloir avant que l’autre ne s’éclipse.

Tout se joua en une fraction de seconde.

Zoé était prête à claquer la porte pour parer à la contre-attaque qu’elle devinait. Elle le fit avec une étincelle de retard. Ainsi, lorsque sous son impulsion le panneau s’abattit violemment, ses doigts restèrent coincés entre le battant et le chambranle. Elle hurla de douleur. Elle cria si fort en se tenant la main que des pensionnaires accoururent, effrayés par ce remue-ménage si matinal.
Ils découvrirent un tableau effarant : Peggy-Jeanne tenait la poignée de la porte ; Zoé, en complète hystérie, sautait sur place en poussant des cris d’orfraie, exhibait sa main aux doigts gonflés et rougis, et accusait Peggy-Jeanne de l’avoir fait volontairement.
Tout cela, sans oublier les paquets épars dans le couloir, suggérait une violente scène de ménage ; ou une tentative d’assassinat ?

Les parents arrivèrent. D’abord, la mère hurla, sur la même tonalité que sa fille, puis elle l’entraîna en la cajolant ; les autres pensionnaires présents exprimèrent tous une parole gentille pour consoler Zoé.

Personne ne dit rien à Peggy-Jeanne, la proscrite. Elle retourna dans sa chambre vide ; vide, mais à quel prix !

« Je me comporte une fois de plus comme une coupable, je dois me reprendre ! J’avais raison : cette peste ne m’a causé que des ennuis. »

Un peu plus tard, elle sortit et aperçut un petit groupe formé autour des Guillodoux.
Il y avait là des juges prêts à prononcer la sentence, des bourreaux prêts à l’envoyer devant l’échafaud ou à la jeter aux lions. Le Jugement dernier !
Ainsi, craignant de passer pour une coupable, elle devenait coupable.
Elle en oubliait presque que c’était Zoé, elle-même, qui avait claqué la porte.
Et si elle mettait un masque elle aussi, est-ce que ça pourrait l’aider ? Elle chercha et n’en trouva qu’un, celui du non-sens. Inutile, donc.

Le petit groupe parlait avec animation. Madame Guillodoux fit un signe lorsqu’elle vit Peggy-Jeanne.
Celle-ci, le cœur en folie, essaya de l’éclairer sur la vérité des faits :
— Madame Guillodoux, je suis désolée de ce qui est arrivé à Zoé mais je ne suis en rien responsable de l’incident…
— Taisez-vous ! Comment osez-vous dire ça ? Ma fille m’a tout raconté. Elle vous avait vue malade hier et, avec bonté, elle s’était proposée de passer la nuit dans votre chambre, pour vous tenir compagnie ! Pour la remercier, vous lui tirez la tête, vous la réveillez soir et matin, vous ne lui faites que des reproches, vous la chassez en jetant ses affaires et enfin, vous lui claquez la porte sur les doigts ? Mais quel genre de fille êtes-vous donc ? N’avez-vous pas honte d’agir ainsi ? Je vous conseille de ne pas vous approcher de nous dorénavant, mademoiselle !

Les autres personnes présentes hochèrent la tête, d’accord avec madame Guillodoux.
Monsieur Maurice était là lui aussi ; il opinait avec encore plus de conviction que les autres, persiflant la criminelle d’un air terrible, prêt à ajouter de gigantesques tonneaux d’huile sur le feu…

Peggy-Jeanne n’en pouvait plus. Des pulsions de vive colère tout autant que le tourment de la désillusion la déchiraient. Elle sortit de la pension, marcha vers la plage comme une somnambule, retrouva le même îlot de sable isolé par des rochers qu’elle avait découvert la veille et, le cœur rompu, se mit à pleurer sans plus de retenue.

Ses accusateurs avaient trouvé un drame, mais la balance de leur justice pesait faux.
L’égocentrisme de Zoé et son opportunisme, seuls, avaient été les prétextes percutants de l’incident.
« Mesdames et messieurs, c’est une erreur judiciaire, voyons ! Vous vous trompez tous, cela n’avait été qu’un concours de circonstances malheureux. Je suis innocente ! »
Être victime d’une injustice, quoi de plus douloureux ? Pauvre Peggy-Jeanne-Calimero… elle pleura sa détresse d’être mise à l’écart, d’être accusée d’un crime qu’elle n’avait pas commis, d’un délit falsifié dont elle était, elle, la victime «
C’est vraiment trop injuste ! »

La mer était d’une couleur vert bronze aujourd’hui. Le vent s’était levé et, en peu de temps, les nuages encerclèrent le soleil puis l’escamotèrent.
Une heure après, pauvre de toutes les larmes versées, de tout espoir, de toute joie, le moral en flaque, Peggy-Jeanne prit la décision de rentrer à Paris. Le ciel était gris-cendre à présent.
« J’aurai moins de regret, le temps se gâte ! »
Elle ressentit un léger vertige en se levant.
Toutes ces émotions et sa nuit blanche expliquaient sa faiblesse. De plus, elle n’avait encore rien avalé ce matin.


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