PEGGY-JEANNE, Le poker des fées
Niki Vered-Bar

L’envahisseuse

Chapitre 13

Peggy-Jeanne eut, une fois de plus, du mal à s’endormir. Très confusément, elle sentait que Zoé exerçait sur elle une fâcheuse influence. Elle se tourna, se retourna dans les draps, se leva, se recoucha, s’agita encore…
Elle finit par trouver le sommeil et se réveilla tard le lendemain matin lorsque l’on frappa à sa porte.

Il faisait chaud, elle était moite et, encore à moitié endormie, elle alla ouvrir. Zoé entra sans façon :

— Sais-tu quelle heure il est ? Presque dix heures ! Tu n’es pas encore réveillée, que t’arrive-t-il ?
Peggy-Jeanne ne réagit pas. La tête plombée, lourde de crachins du sommeil, elle se rendit dans la salle de bains et se passa un peu d’eau froide sur le visage.
— Tu m’accompagnes au centre-ville ? cria Zoé de la chambre. Je vais ramener le chemisier. En le rangeant après ton départ, j’ai vu qu’il avait un défaut : l’ourlet d’une manche est ouvert. Tu sais combien je l’ai payé ce chemisier ? Ils pourraient quand même vérifier leur marchandise, tu ne penses pas ?
— Hon hon… fit Peggy-Jeanne, la bouche encombrée de dentifrice. Tu n’as pas besoin de moi pour y aller. Je pensais aller au parc forestier de Vaugrenier.
— Pour y faire quoi ?
— Le parc est très beau, c’est Maurice qui me l’a dit. On peut y faire des promenades, tenter le parcours de santé…
— Ah oui ? Alors on ira demain. J’irai avec toi. Mieux, on ira cet après-midi ! Oui, c’est une bonne idée. Et ce matin tu m’accompagneras en ville. Plein de brocanteurs ont installé leurs stands. Tu as déclaré à plusieurs reprises que tu raffolais de ça, non ?
— Oui…
— Je te laisse te préparer. On se rejoint en bas dans une demi- heure, à tout à l’heure…

Peggy-Jeanne prit une douche en faisant d’abord couler l’eau chaude, puis l’eau froide, jusqu’à ce que sa peau devienne douloureuse.
Malgré cela, son corps restait engourdi de sommeil, et elle avait une barre brumeuse dans la tête qui obstruait ses pensées.
« Je me suis mal réveillée. »
Les mouvements ralentis, elle voulut s’habiller mais chaque geste requérait un effort. Elle se recoucha et se rendormit immédiatement. Pas pour longtemps. Zoé frappait de nouveau et n’attendit pas qu’on l’invite à entrer.

Elle se précipita vers le lit et secoua Peggy-Jeanne avec impatience :
— Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne vas pas passer la journée au lit ? Je t’ai attendue plus de dix minutes dans le hall !
Elle était irritée. Soudain, elle prit conscience de l’air décalé de son amie et réalisa que quelque chose ne tournait pas rond.
— Tu n’as pas l’air bien, tes yeux sont brillants… Tu es malade ?
— Peut-être que j’ai un peu de fièvre ?
Instinctivement, Zoé se recula. Malgré son petit brouillard, Peggy- Jeanne le remarqua et sourit :
— Je ne crois pas avoir attrapé la peste… Ni rien de grave. J’ai mal à la tête et j’ai encore envie de dormir. Une terrible envie de dormir… Je suis sûre que je me sentirai mieux après…
— Tu devrais prendre un antalgique…
— Oh, ça va ! Fiche-moi la paix…

Sur ce, elle reposa sa tête sur l’oreiller et se rendormit.
Zoé resta un moment à la regarder, examina la chambre, puis sortit.

Peggy-Jeanne se réveilla en début d’après-midi. En pleine forme !
Elle avait eu raison : dormir avait été la bonne panacée. Son mal de tête avait disparu et visiblement elle allait mieux.

« Mieux ? Je me sens positivement bien et j’ai une faim de loup ! »
Elle se leva pour ouvrir les volets. La chaleur du soleil acheva de lui restituer tout son tonus.
Elle prit une douche en chantonnant. Elle était en train de rincer la mousse de sa peau, lorsque quelqu’un entra dans sa chambre sans frapper.
Elle faillit hurler. Instinctivement, elle plongea jusqu’à la porte de la salle de bains qui était ouverte, et la referma.
— Qui est-ce ? cria-t-elle.
— C’est moi, ma belle ! répondit Zoé de l’autre côté de la porte. Tu vas mieux ?
— Oui ! J’arrive tout de suite.
Elle n’avait pas pris ses vêtements ; elle sortit enveloppée d’une large serviette de toilette, se rua vers l’armoire, saisit une robe au hasard, fonça de retour vers la salle de bains et s’habilla en quelques secondes. Un détail qu’elle avait entraperçu la chiffonnait et elle avait hâte d’en avoir le cœur net.
Sa chambre était encombrée d’objets qui ne lui appartenaient pas. Zoé, allongée sur le lit jumeau, feuilletait une revue.

— Tu as meilleure mine, ma belle, dit cette dernière. Je pensais bien que ce n’était pas sérieux.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Peggy-Jeanne en désignant là une valise, là un sac, là des cintres figeant des vêtements qui s’épanchaient sur le dossier d’une chaise.
— Ce sont mes affaires. Quand je t’ai vue fiévreuse ce matin, je me suis dit que tu aurais besoin d’une garde-malade. Alors j’ai décidé de te tenir compagnie un jour ou deux. Ce sera sympa, tu verras. On aura plein de temps pour discuter ensemble. Bref, je m’installe chez toi ! conclut Zoé en riant pour atténuer l’explosion.

Peggy-Jeanne ne rit pas ; même pas un sourire. Pétrifiée, elle sentit son sang se cabrer avant d’entamer un galop horrifié. « Oh non ! pitié ! » pensa-t-elle.
Elle ne dit rien.

Elle ne lui dira pas qu’elle ne voulait pas d’elle, que sa présence l’horripilait. Elle taira sa répugnance à la sentir à ses côtés. Par délicatesse ? Par pusillanimité ? Par lâcheté ?
Peggy-Jeanne manifestait beaucoup d’autonomie dans sa vie, mais face à Zoé, elle ne par- venait pas à trouver son équilibre. Pire encore, elle se sentait fautive de ne pas apprécier sa compagnie. La culpabilité est vraiment un sentiment tout à fait irrationnel.

Elle appréhendait cette ingérence que Zoé avait homologuée par le souci – disait-elle – de la santé de Peggy-Jeanne.
Celle-ci ne devrait- elle pas lui être redevable de cette préoccupation ? Ne faudrait-il pas lui dire merci en plus ? Incapable de se dégager de cet imbroglio où chaque précepte sonnait faux, la jeune fille annonça d’une voix atone qu’elle avait faim et qu’elle descendait à la salle à manger. Elle n’attendit pas de réponse et sortit, comme si elle fuyait.
Dans l’escalier, elle s’arrêta, furieuse envers elle-même.
« Pourquoi ne lui ai-je pas dit que je ne voulais pas d’elle chez moi ? »
Elle était sur le point de remonter, de demander à Zoé de quitter sa chambre, mais elle hésitait.
Finalement elle sortit et fit quelques pas dans le jardin pour réfléchir.

Entre-temps, Gustave s’était complètement affranchi de l’émoi – authentique, peut-être, mais ô combien éphémère – qu’il avait éprouvé pour Peggy-Jeanne. Sans regrets. Ni pleurs. Il était comme ça. Le Gustave des vacances.
Il avait fait la connaissance, ce matin, d’une jeune luxembourgeoise esseulée et un peu rondelette, dotée d’un porte-monnaie très volumineux sur lequel elle comptait bien pour trouver le compagnon de son choix. Du reste, elle n’était pas vilaine, plutôt joviale même. Cela faisait l’affaire du jeune homme. Il se laissa inviter à déjeuner dans une auberge huppée de la ville.
Il rentra à la pension pour se préparer. Sa nouvelle amie désirait l’emmener à Nice. Ils se promèneront le long de la Promenade des Anglais, dîneront au Negresco ou au Chantecler et iront danser « Chez Wayne », à moins qu’ils ne préfèrent le « William’s » !

Peggy-Jeanne le croisa. Ils échangèrent des banalités :
« Ça va ? », « Oui, et toi, ça va ? ».
Il demanda des nouvelles de Zoé, vit le regard assassin en face de lui, sentit qu’il risquait la lapidation et n’insista pas.
« Fait chaud, hein ? »,
« Le ciel est très bleu… »,
« la mer est bonne… »,
« Tu as l’air en bonne forme… »,
« Tu as bonne mine… »,
« On se voit plus tard… »,
« À plus ! »,
« À tout à l’heure… »,
« Bonne fin de journée ! »,
« Bonne soirée ! »,
« Bisou ! »,
« Bisou ! »

Peggy-Jeanne resta seule avec ses tourments. Zoé ne quittait pas sa tête, Zoé, toujours Zoé.

Trop critique envers elle-même, Peggy-Jeanne se créait une vie à reculons. Elle en vint à se dire que, peut-être, le problème ne venait pas de Zoé, mais d’elle-même.
Par un tour de passe-passe redoutable, le pion Zoé traversa la case bourreau pour arriver à la case victime.
Quant à Peggy-Jeanne, devenue coupable, elle fut prête à se frapper, à se lacérer la poitrine de contrition.
Elle entra dans une phase d’examen de conscience aussi poignant que ridicule, se disant qu’elle manquait de générosité, qu’elle devenait trop asociale ; et le partage, alors ? blablabla…

Encore une petite dose d’autoflagellation…
Pauvre Zoé… Allons, un bon mouvement… Il sera toujours temps de lui signifier qu’elle dérangeait si sa présence devenait trop importune. Pourquoi ne pas faire l’essai de cette cohabitation.
Qui sait ? Cela pourrait même s’avérer amusant ! Le moral rehaussé d’un cran, Peggy-Jeanne rentra à la pension avec l’absolution.
Sans même imaginer que ce pardon déraisonnable consommait son malheur…

Zoé était encore dans la chambre, dans la même position que tantôt et conseilla, sans lever les yeux de son journal :
— Tu devrais te reposer.
— Ça suffit, j’ai envie de marcher un peu, de toucher le sable, la mer… Je mets mon maillot et je descends…
— Attends-moi, ma belle, je t’accompagne.

Peggy-Jeanne entra dans la salle de bain et constata avec déplaisir qu’une serviette de bain traînait sur le sol, que des marques de fard auréolaient le lavabo de brun-rose sale, et que Zoé avait laissé par terre un coton maculé de démaquillant. Elle grinça des dents et l’interpella :
— Tu pourrais éviter de laisser des marques de ton passage dans la salle de bains !
— De quoi tu parles ?
Elle vint vérifier les dégâts.
— Ce n’est rien. Ce n’est pas toi qui nettoies de toute façon !

Peggy-Jeanne soupira mais ne répondit pas. Elle enfila sa robe au-dessus du maillot.
— Je sors.
— Deux secondes. Tu avais occupé la salle de bains…
Mais dix minutes après, Zoé était encore en train de se préparer.
Peggy-Jeanne sentait qu’elle allait mordre les murs. Elle cria :
— Je pars !
— Attends ! J’arrive !
Zoé dut lui courir après en se plaignant :
— Mais attends-moi enfin, qu’est-ce qui te presse ? Tu n’es vraiment pas sympa ! Moi, j’ai dû t’attendre bien davantage ce matin et je ne m’en suis pas plainte !

Peggy-Jeanne s’arrêta net. Comment diable Zoé parvenait-elle à la culpabiliser chaque fois ? Elle fit un effort pour retrouver le contrôle d’elle-même, réussit à esquisser un sourire civil :
— Tu as sans doute raison, rien ne presse…

Dans le jardin, les Guillodoux buvaient des jus de fruits en compagnie d’une dame qui ressemblait à la mère de Zoé. Peggy-Jeanne allait en faire la remarque à son amie lorsqu’elle se souvint de ce qu’elle lui avait dit la veille : cette dame était, sans aucun doute, Madeleine, tata Mado. Celle-là même qui devait partager sa chambre ! Et même que cela déplaisait à Zoé !

« Mais quelle imbécile, je suis ! Je suis trop stupide ! » pensait Peggy-Jeanne au comble de la fureur. « Garde-malade, qu’elle disait… je te rends service, qu’elle disait… Comme je me suis fait avoir ! Et dire que j’étais sur le point de m’excuser ! » Elle se tourna vers Zoé :
— Désolée, tu ne restes pas dans ma chambre. Viens, on remonte, tu vas prendre toutes tes affaires et rentrer chez toi !

— Mais, ça ne va pas ? Qu’est-ce qui te prend ?
Zoé dut courir une fois de plus derrière Peggy-Jeanne et ne la rattrapa que lorsqu’elle atteignit sa chambre.
— Explique-toi quand même !
— J’avais oublié que tu m’avais annoncé la venue de ta tante ; tu avais bien dit que tu ne t’entendais pas avec elle… Alors, toutes tes simagrées, tes comédies de soi-disant garde-malade, tu aurais pu les éviter.
— Mais que fais-tu ? Arrête !
Peggy-Jeanne s’était emparée des vêtements qui traînaient et les fourrait, pêle-mêle, dans la valise.
— Attends, supplia Zoé, écoute-moi, ma belle…
— Cesse de m’appeler « ma belle » !
— Je le dis par affection. Je suis désolée. Mais sois chic, laisse-moi dormir ce soir dans ta chambre. Juste une nuit. Je te promets que je ne te dérangerai pas…
Elle semblait sincère. Peggy-Jeanne hésita.

baguette magique

— Non, s’indigna Cassis, n’hésite surtout pas. Renvoie cette peste !
— Elle t’a suffisamment menée en bateau ! renchérit Prune.
— Débarrasse-toi de cette fille, une fois pour toutes ! adjura Pomme.

*

— Très bien, céda Peggy-Jeanne, tu peux rester cette nuit, mais pas plus. Demain, tu retourneras dans ta chambre.
Une petite voix, tout au fond d’elle-même, chantonnait : « Tu fais une grosse bêtise, tu fais une grosse bêtise, tu fais une grosse bêtise… » Elle ne reconnut pas la voix des petites fées, soupira, et remit à Zoé ses paquets.

baguette magique

Les petites fées tinrent un long conciliabule au terme duquel il fut décidé d’utiliser les grands moyens… Non mais !

*


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