Les trois « amis », encore à table, ne se parlaient pas. Ils boudaient, sombres, consumés dans leurs afflictions.
Zoé n’avait pas obtenu auprès de Gustave le réconfort qu’elle souhaitait. Elle l’avait mis au courant de sa mésaventure de la veille avec Pauli, mais, au lieu de l’écouter et de la plaindre, il avait abordé le sujet qui le préoccupait, lui : Peggy-Jeanne.
Zoé s’était mise en colère : « Gustave ! Peggy-Jeanne ? Je te parle de moi, de ce Pauli, et toi, tu me réponds Peggy-Jeanne ! »
C’était ce matin.
Zoé était encore furieuse, des piles électriques lui vrillaient la tête :
— Peggy-Jeanne, fit-elle soudain, ton… furoncle te gêne encore ?
— Hein ?
Peggy-Jeanne faillit s’asphyxier de stupeur. Un furoncle ?
Elle resta quelques secondes sans comprendre mais se souvint d’un fait anodin, mais alors a-no-din, qui datait d’hier : elle avait remarqué une bête petite rougeur, une piqûre de moustique sans doute, on ne peut plus négligeable, située sur le haut de la cuisse.
Zoé était présente lorsqu’elle avait remonté un peu l’élastique de la culotte du maillot et dit quelque chose comme : « Zut ! J’ai un petit truc, là, qui me gêne... » Le genre de vétille que l’on dit à haute voix sans même le couvrir de secret, c’est par trop banal et secondaire.
Très rouge, elle rectifia :
— Ce n’était pas un furoncle ! à peine une piqûre de moustique de rien du tout !
— Vraiment ? Ne néglige pas ça quand même, ma belle... Surtout si c'est mal placé, ça peut s’infecter...
La garce ! Qu’elle se taise, bon sang ! Ce n’était tout de même pas un sujet de discussion à table !
Peggy-Jeanne était au comble de la rage et déplorait d’avoir trop souvent l’esprit d’escalier. Elle jeta un coup d’œil vers Gustave : il était plongé dans l’étude du texte imprimé sur l’étiquette de la bouteille d’eau minérale, et faisait semblant de ne rien entendre.
Il trouva une diversion :
— Il y a un concours de châteaux de sable sur la plage des Citronniers. Ça vous dit qu’on y aille ? la remise des prix aura lieu à partir de seize heures.
Peggy-Jeanne respira mieux et fit un sourire à Gustave. Zoé se fit plus aimable :
— Gustave et moi avons vu le début de la compétition, ce matin, certains édifices semblaient prometteurs. La statue de la Liberté, par exemple.
— Les préliminaires seulement. On percevait déjà l’apparence définitive de la composition, c’était impressionnant !
— J’irai à la remise des prix, annonça Zoé, je tiens à voir ce qui a pu être réalisé.
— Et toi ? demanda Gustave à Peggy-Jeanne.
— J’irai aussi. Mais je vous rejoindrai là-bas plus tard, je joue un match de ping-pong contre monsieur Kachaki tout à l’heure.
Gustave promit de la soutenir.
« J’arbitrerai le match si tu veux, et si monsieur Kachaki est d’accord. »
Le brouillard se dissipait, la bonne humeur revint.
Au sujet de l'arbitrage, monsieur Kachaki était d’accord.
Il jouait bien, Peggy-Jeanne se débrouillait pas mal. Zoé ne cessait de consulter sa montre et manifestait des signes de contrariété.
À un moment du match, elle glissa à Gustave qu’il était tard : « Ce serait dommage qu’on arrive à la fin de la remise des prix du concours, fais-toi remplacer par quelqu’un d’autre. »
Gustave refusa : « Il n’y en a plus pour longtemps. » Cependant, la partie durait et Zoé trépignait. Finalement, elle lança d’une voix coupante :
— Je m’en vais, il est tard ! Vous me rejoindrez quand vous pourrez…
Gustave lui cria « Attends ! », en même temps qu’il annonçait aux joueurs : « 9/8 : on continue, c'est serré ! » Zoé était partie. Monsieur Kachaki gagna la belle : il était seize heures et quelques minutes.
Les deux jeunes gens prirent le chemin de la plage. Peggy-Jeanne remarqua le désarroi de Gustave et l’admonesta gentiment :
— Il faut moins de dix minutes pour arriver là-bas. On sera à peine en retard, ce n’est pas catastrophique ! C’est à cause de Zoé que tu fais cette tête ? J’ai bien vu qu’elle râlait parce que tu arbitrais mon match…
— Ça m’ennuie qu’elle soit partie seule. Elle semblait fâchée…
— Qu’elle se fâche si ça lui chante !
Il ne dit plus rien. Peggy-Jeanne avait raison, mais c’était plus fort que lui.
Les prix commençaient tout juste à être décernés lorsqu’ils arrivèrent. Pas de Zoé…
— Séparons-nous, nous la découvrirons plus facilement.
Une bonne demi-heure de recherche n’aboutit à rien. Peggy-Jeanne avait exploré chaque coquillage, chaque grain de sable sans la trouver. Et pour couronner le tout, elle venait de perdre également Gustave !
Elle traîna un peu entre les ruines de chefs-d'œuvre en sable, contourna des vestiges encore frémissants, et se dirigea vers le centre du village.
Tant qu’à faire, elle allait se régaler d’une glace. On lui avait parlé d’un glacier qui vendait de délectables sorbets et glaces faits maison. Elle s’acheta deux boules café-noisette et s’assit sur un muret de pierre qui surplombait la mer. Elle dégusta sa glace, le regard noué sur l’horizon bleu, l’âme transparente, les soucis de ces deux derniers jours enfin dissous dans la pérennité de la mer. Elle resta ainsi plus d’une heure et sortit de son état semi-hypnotique en s’étirant et en souriant.
« Et si je me promenais, et si je ne rentrais pas à la pension pour le dîner ? »
Elle erra dans les ruelles en évitant les rues trop animées, revint au bord de mer.
Le soleil déclinait et exsudait une entaille dorée sur la surface de l’eau.
Elle s’étendit sur le sable encore chaud et s’endormit.
Peggy-Jeanne ne dormit pas longtemps, juste ce qu’il faut pour qu’au réveil l’esprit soit vif et que le corps soit sans gêne.
Le ciel se fanait, le soleil s’y noyait presque complétement. Elle frissonna un peu et prit le chemin du Cocotier, faisant un court détour pour s’acheter un « pan bagna ». Elle se lécha ensuite les doigts salés d’anchois et poinçonnés de saveurs piquantes.
Le jardin de la pension bruissait de clameurs : une partie de tennis de table opposait cette fois monsieur Kachaki à Gustave. Les deux joueurs s’affrontaient avec âcreté, tous deux semblaient de force égale, tous deux voulaient gagner. La force de leur jeu avait attiré beaucoup de pensionnaires. Finalement le vainqueur fut Gustave, mais il leur fallait encore disputer une manche.
— Je vais te piler mon garçon ! menaçait monsieur Kachaki.
— Cela m’étonnerait ! ripostait Gustave. Vous allez vous écrouler dès les premiers échanges !
Zoé encourageait Gustave et, les muscles crispés, elle transpirait presque autant que son poulain. Peggy-Jeanne prit un siège et se plaça derrière elle, lui tapota l’épaule pour signaler sa présence.
— Ah, te voilà ! fit Zoé. On se demandait où tu étais passée. Bravo ! cria-t-elle à Gustave qui venait de marquer un point. C’est un beau match, monsieur Kachaki est très fort.
Gustave gagna la belle et dut affronter un nouvel adversaire : Philibert. Zoé commençait à se lasser de ces échanges de balles.
— Je me suis acheté un chemisier cet après-midi. Viens dans ma chambre, ma belle, je vais te le montrer. J’ai traîné Gustave dans des magasins après la remise des prix sur la plage. Il m’a dit qu’il m’allait bien alors je me le suis offert. Un peu cher, mais figure-toi que…
Elles montèrent ensemble et Zoé sortit le chemisier de son emballage. Le style froufroutant déplut à Peggy-Jeanne, toutefois elle reconnut qu’il allait bien à son amie. Elle laissa son regard bourdonner dans la pièce, remarqua une panoplie de bijoux et admira un bracelet en cuivre finement guilloché.
— J’en possédais un comme ça. Je l’aimais bien, mais je l’ai perdu…
— Il te plaît ? Tu peux le prendre, si tu veux.
— Tu es folle !
— Pas du tout ! J’en ai plein. Les mêmes, tous identiques, achetés par ma mère au Maroc. Elle me les a donnés. Je t’assure que tu peux le garder. Ça me fait plaisir, et crois-moi, il ne me manquera pas.
— Tout de même… si c’est un cadeau de ta mère, elle ne sera peut-être pas contente ?
— Penses-tu !
Zoé passa le bracelet au bras de Peggy-Jeanne, embarrassée et enchantée tout à la fois. Puis Zoé mit un CD et elles écoutèrent un enregistrement de morceaux de Solage. Peggy-Jeanne fut sous le charme de ce compositeur médiéval et se laissa envoûter par les rythmes alanguis et austères.
Elle dut ensuite subir des remugles rances car Zoé fumait d’épouvantables cigarettes à l’eucalyptus à l’usage des asthmatiques, « c’est bon pour les bronches... ».
Elle proposa une cigarette à Peggy-Jeanne qui refusa et s’éloigna autant que possible. Des livres étaient posés sur la table de chevet. Elle les feuilleta, regarda les titres et s’étonna :
— Tu ne lis que des ouvrages de biochimie ?
— Oui. Non. Ça dépend. J’ai pris ces bouquins afin d’adapter mes cours pour la rentrée.
La chambre de Zoé était dotée d’un balcon spacieux bordé de géraniums en fleurs qui diffusaient un parfum suret.
Ces fragrances, enchevêtrées dans des senteurs de la Méditerranée et des épais relents d’eucalyptus de la cigarette, étaient enivrantes et Peggy-Jeanne sentit sa tête lui tourner.
— On voit aussi la mer de chez toi. Tu as une belle chambre. Elle est un peu plus petite que la mienne mais le balcon est superbe.
— Tu trouves ? Oui, elle est pas mal. Je vais moins l’apprécier à partir de demain…
— Pourquoi ?
— La sœur de ma mère arrive demain matin et restera deux ou trois jours à la pension. Je devrai partager la chambre avec elle, et ce ne sera pas du gâteau…
Tata Mado était, dit-elle, une personne difficile. Veuve très jeune, sans enfant, elle s’était remariée pour divorcer peu après. Intransigeante, voire inexorable, elle risquait de démanteler son confort et, visiblement, cela contrariait Zoé.
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