Le repas de midi les réunit à la même table. Zoé jouait la gaieté, Gustave ne regardait personne, et Peggy-Jeanne se demandait s'il y avait une probabilité pour qu'un tremblement de terre avale ces deux zigotos...
La salle à manger du Cocotier ressemblait ce midi-là à une ruche d’abeilles qu’une main maladroite aurait fait tomber sur le sol.
L’essaim survolté menaçait l’équilibre friable de la pension.
Philibert faisait des reproches à son frère.
Camille critiquait d’une voix forte le pliage des serviettes.
Madame Gassal invectivait un jeune serveur qui mordait sa moustache pour ne pas répliquer.
Monsieur Karachi, de très mauvaise humeur, menaçait le sommelier d’un sortilège terrifiant dans l’espoir d’obtenir un peu plus de vin…
Maman et papa Guillodoux entretenaient un mutisme crispé.
Monsieur Guillodoux, au retour d’une matinée de pêche fort agréable, avait dû subir les doléances larmoyantes de sa femme contre leur fille. Cela, entre autres, l’irrita.
Il était de très mauvaise humeur. Et d’un : il avait pêché deux beaux saint-pierre et sa femme ne l’avait même pas complimenté.
(Seule, la cuisinière s’était extasiée sur la qualité et la taille des poissons et lui avait promis de les leur servir au repas du soir, « Je vais vous les mijoter… vous vous en souviendrez toute votre vie... »)
Et de deux : il avait horreur que sa femme lui demande d’intervenir contre Zoé dans un dilemme où il n’était pas impliqué.
Il avait tenté d'en rigoler.
« Toi et ta fille, vous ne pouvez pas vous empêcher de vous bouffer le nez ! »
Puis il s’était montré conciliant :
« Ce n’est plus un bébé, essaie de comprendre. Elle préfère la compagnie de jeunes de son âge, c’est normal... »
Mais la mauvaise foi persistante de sa femme était telle qu’il piqua un juteux et robuste : « Tu me fais ch... ! »
Sur ce, ils ne s’adressèrent plus la parole.
Monsieur Kachaki était maussade pour une raison bien différente. Ce matin, il s’était rendu au bureau de tabac où il achetait son journal. La buraliste lui lança dès qu’elle le vit :
— Dites, ça serait vrai ce qu’on nous raconte là et là ? Que vous êtes une sorte de fakir ? C’est-y vrai ?
— C’est exact, Madame…
— Eh ! Bonne mère ! Vraiment ? Dites, vous pourriez peut-être bien me rendre un petit service... Voilà, c’est entre nous, n’est-ce pas ? Figurez-vous que la fille du boulanger, cette mauvaise... elle m’enfade ! Hé ! voilà-t-il pas qu’elle fait des yeux de fleur à mon mari, ce feignant, hé ? Alors, moi j’ai pensé que vous, vous pourriez bien lui jeter un sort. Oh, pas quelque chose de grave, comme qui vous fait pousser les orteils au-dessus des sourcils ! Non, juste quelque chose qui l’embistrouille par exemple ! qu’elle devienne bossue, ou qu’il lui pousse des horreurs sur le front, qué !
— Mais, Madame ! Je suis un fakir, pas un sorcier !
— Allez ! C’est bien la même ratatouille que tout cela ! Alors, vous voulez bien ?
— Non, je refuse ! J’exerce un art noble, madame, et je ne m’abaisserai pas à des pratiques que je condamne !
La buraliste, désappointée et vexée, l’avait agoni d’injures de toutes les couleurs de la Méditerranée. Attirés par son timbre puissant, quelques passants et voisins voulurent lui prêter main-forte et vilipendèrent à leur tour le pauvre Albert Petigatau, spécialiste en camemberts de grande surface, fakir de fantaisie, vacancier paisible.
Il dut prendre la fuite sous les quolibets et le dédain des autres, et il se jura de ne plus faire ses achats dans ce quartier.
Cet homme, profondément pacifique, n’avait jamais su affronter la malveillance des gens. Il se vengeait en échafaudant des situations fictives qui l’arrachaient à ses inhibitions de grand timide.
À présent, il regrettait fort de ne pas être un sorcier :
« Le sort que je lui aurais jeté à celle-là ! Et si j’étais un policier comme l’année dernière ou un truand, elle ne m’aurait jamais parlé comme elle l’a fait. Un truand, voilà ! Tiens : il faudra que je revienne l’été prochain sous l’identité d’un caïd de la mafia. »
Il s’imaginait déjà, roulant les épaules, le front dur, craint de tous, gangster impitoyable prêt à manier la gâchette de son pistolet. « J'emprunterai le revolver de Bernard. » Il oubliait que le jouet en plastique de son petit neveu pourrait à peine effrayer un papillon et se plut à évoquer la tête affolée de la buraliste ; elle se jetait à ses pieds et le suppliait de lui pardonner.
Réconforté, Al Capone souffla sur le canon de son revolver…
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