— Bonnes vacances !
— Tu vas me manquer, à bientôt !
— À bientôt… Je te téléphonerai !
Le train s’ébranla. Peggy-Jeanne referma la fenêtre et s’installa.
Sur le quai de la gare, Valentin faisait encore de grands signes dans
sa direction, sautillant sur place, les bras anarchiquement agités, les
mains secouées d’au revoir. Peggy-Jeanne était déjà trop loin pour
apprécier ses gesticulations. Elle avait fermé les yeux et se détendait
en pensant que maintenant le temps lui appartenait, exubérant de
libertés, d’aventures et de ciels bleus.
Au moment où le prénom de Peggy-Jeanne s’inscrivit sur le
registre des naissances de la mairie, les petites fées qui contemplaient
la scène se bousculèrent, hilares et réjouies :
— Eh bien ! dit l’une d’elles en se tapant la cuisse de sa baguette,
j’ai l’impression que l’on ne s’ennuiera pas avec celle-là…
L’aïeule Peggy vivait au Royaume-Uni vers la fin du dix-neuvième
siècle. Elle connut son heure de gloire en mettant en fuite un trio de
brigands qui s’apprêtait à mettre à sac la riche demeure londonienne
où elle était servante.
Les bandits, armés de couteaux, avaient déjà bâillonné et ligoté
les propriétaires des lieux et les domestiques. Ils finissaient d’emplir
deux sacs de bijoux et d’objets de valeur, lorsqu’ils découvrirent
Peggy, affolée, cachée dans une armoire. Ils l’en extirpèrent avec
brutalité et la jetèrent au sol. L’un d’eux brandit son poignard
au-dessus de la jeune fille et elle crut sa dernière heure arrivée. À
la surprise générale, elle fut alors frappée d’une crise de fou rire si
inattendue que les agresseurs – et les agressés – furent saisis d’une
stupéfaction incommensurable. Dans un état second, larmoyant de
rire, Peggy se releva, empoigna une longue fourchette en or massif
qui dépassait de l’un des sacs et l’agita dangereusement dans tous
les sens. Habitée d’un courage qu’elle ne soupçonnait même pas,
elle s’avança vers les malfaiteurs, mâchoires irritées, menaçante,
riant encore par secousses alternées. Les bandits, devant cette femme
admirable, folle et effrayante, abandonnèrent leur butin et s’enfuirent
sur-le-champ.
Dûment félicitée, décorée par la reine Victoria elle-même, Peggy devint une célébrité. Elle épousa un homme qui la craignait un peu et se soumettait à toutes ses volontés. Ils eurent quatre filles.
La plus jeune, Mélanie, (la grand-mère maternelle de Peggy-Jeanne) hérita
du fou rire légendaire. Et, comme Peggy, c’était essentiellement lors
de circonstances dramatiques que les accès se manifestaient. Un
jour, sa mère fut atteinte d’un malaise cardiaque et un médecin dut se
présenter d’urgence à son chevet. Mélanie tenta d’en avertir son père.
Elle se précipita vers lui, le visage défait, mais dès les premiers mots,
le fou rire prit le dessus et ses propos furent mal compris :
— Daddy, daddy… ah ! ah ! ah !
Le père rit avec elle, c’était contagieux. Mélanie fit des efforts
pour continuer :
— Daddy, ah ! ah ! ah ! Maman est… ah ! ah ! ah !
— Que fait donc maman, ma chérie ? ah ! ah ! ah !
— Maman est malade… ah ! ah ! ah !
Le rire du père se déchira sec dans sa gorge.
— Quoi ? Qu’est-il arrivé à maman ? Je t’en supplie, calme-toi
ma chérie…
Malheureusement, elle ne pouvait plus arrêter cette colossale
vague de rire qui venait du plus profond d’elle-même.
— Maman… ah ! ah ! ah !… elle ne respire presque plus… ah !
ah ! ah !
Plus tard, Mélanie s’établit en France, se maria et eut des enfants.
Aucun d’eux ne fut atteint de pareils troubles.
Bien des années après ces événements, dans une bourgade près de
Neuvic dans le Périgord, une fillette de six ans étonna vivement son
entourage. La petite Jeanne jouait tranquillement avec ses poupées
dans sa chambre lorsque ses parents entendirent un bruit incongru,
semblable au sifflement d’une bouilloire qui bout. Mais aucune
bouilloire n’était sur le feu. Ils entrèrent dans la chambre de la petite
fille : Jeanne n’y était pas ; elle n’était nulle part ; elle avait disparu !
L’appartement était de taille réduite ; ils en fouillèrent chaque recoin
sans retrouver l’enfant. Pourtant, personne n’avait pu sortir, les
volets étaient tirés, l’espagnolette baissée, la targette poussée, la
porte d’entrée du logement fermée à clé de l’intérieur.
Deux heures plus tard, alors que les parents meurtrissaient les
murs de leur affolement, on frappa à la porte d’entrée : c’était la
petite Jeanne, un peu pâle peut-être, mais qui souriait, innocente, les
yeux embrouillés d’un rêve houleux. Elle ne put rien dire, elle ne sut
rien expliquer.
À la même époque, la presse propageait à outrance des récits concernant la supposée existence d’extraterrestres et des témoignages de gens qui assuraient avoir vu des engins lumineux et mystérieux dans le ciel.
La famille commença à soupçonner que la fillette avait alors vécu
une aventure hors du commun, voire hors de notre sphère.
En grandissant, Jeanne développa des dons de télépathie qui
créaient de la gêne chez de braves personnes confondues dans
l’intimité de pensées secrètes et pas toujours avouables.
À dix-neuf ans, elle fréquenta un jeune homme très « comme il
faut ».
Après sept mois de roucoulades et d’exaltations, il lui fit part
de son désir ardent de l’épouser. Il était sincère. Elle l’aimait. Elle
dit oui. Il sortit de sa poche un écrin qui contenait une bague sertie
d’une aigue-marine couleur de ciel divin, la passa délicatement à
l’annulaire de sa fiancée. Elle décida aussitôt : il était temps qu’il
connaisse ses parents.
Ils jugèrent le garçon sympathique, bien élevé, sérieux et le
convièrent à rester dîner avec eux, ce qu’il accepta avec joie. La
jeune fille, toute rose, s’éclipsa dans sa chambre pour changer de
robe et les parents s’entretinrent avec leur futur gendre.
Alors qu’il discourait avec fougue de ses projets d’avenir, on entendit
subitement de la chambre de Jeanne un chuintement étrange qui éveilla
des échos inquiétants dans la mémoire des parents. « La bouilloire ! »
Ils se précipitèrent ensemble, et ne purent que constater – à nouveau –
l’absence de la jeune fille. Les conditions étaient parfaitement identiques
à celles de la première fois. Le père hurla, la mère aussi.
— Que se passe-t-il ? demanda le presque fiancé, à peine étonné.
— Mon Dieu ! pleura fort la maman, Jeanne a disparu…
— Elle a encore disparu ! pleura aussi fort le père.
Le jeune homme perdit un coin de son sourire et il fallut lui
raconter l’épisode précédent, lorsque Jeanne avait six ans.
— Pensez-vous ! Regardez… les fenêtres sont fermées de
l’intérieur, elle n’a donc pas pu sortir ! Elle nous fait une farce !
Mais après un court moment il dut, lui aussi, se rendre à l’évidence :
Jeanne n’était nulle part.
Cette fois, on alerta les forces de l’ordre ; des officiers ouvrirent des dossiers, des policiers prirent des empreintes, des enquêteurs interrogèrent les voisins, mais sans résultat.
Les jours passèrent, la presse publia des articles :
« Une jeune fille disparue… Aurait-elle été kidnappée par des extraterrestres ? »
On ne revit jamais plus Jeanne…
Peggy-Jeanne, la descendante de l’héroïque anglaise Peggy et de Jeanne la disparue, était maintenant sur la route joyeuse des vacances.
Du haut de leur nuage, les petites fées avaient sorti leurs jumelles et observaient attentivement…
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