Peggy-Jeanne, le poker des fées
Niki Vered-Bar

PEGGY ET JEANNE

Chapitre 1

— Bonnes vacances !
— Tu vas me manquer, à bientôt !
— À bientôt… Je te téléphonerai !
Le train s’ébranla. Peggy-Jeanne referma la fenêtre et s’installa.
Sur le quai de la gare, Valentin faisait encore de grands signes dans sa direction, sautillant sur place, les bras anarchiquement agités, les mains secouées d’au revoir. Peggy-Jeanne était déjà trop loin pour apprécier ses gesticulations. Elle avait fermé les yeux et se détendait en pensant que maintenant le temps lui appartenait, exubérant de libertés, d’aventures et de ciels bleus.

L
orsque Peggy-Jeanne naquit, sa maman voulut qu’elle reçoive le prénom de son arrière-arrière-grand-mère Peggy dont la célébrité avait laissé une marque considérable dans la chronique familiale.
Le papa, lui, désirait l’appeler Jeanne en souvenir de l’une de ses tantes, une personne hors du commun, disparue mystérieusement très jeune.

baguette magique

Au moment où le prénom de Peggy-Jeanne s’inscrivit sur le registre des naissances de la mairie, les petites fées qui contemplaient la scène se bousculèrent, hilares et réjouies :
— Eh bien ! dit l’une d’elles en se tapant la cuisse de sa baguette, j’ai l’impression que l’on ne s’ennuiera pas avec celle-là…

*

L’aïeule Peggy vivait au Royaume-Uni vers la fin du dix-neuvième siècle. Elle connut son heure de gloire en mettant en fuite un trio de brigands qui s’apprêtait à mettre à sac la riche demeure londonienne où elle était servante.
Les bandits, armés de couteaux, avaient déjà bâillonné et ligoté les propriétaires des lieux et les domestiques. Ils finissaient d’emplir deux sacs de bijoux et d’objets de valeur, lorsqu’ils découvrirent Peggy, affolée, cachée dans une armoire. Ils l’en extirpèrent avec brutalité et la jetèrent au sol. L’un d’eux brandit son poignard au-dessus de la jeune fille et elle crut sa dernière heure arrivée. À la surprise générale, elle fut alors frappée d’une crise de fou rire si inattendue que les agresseurs – et les agressés – furent saisis d’une stupéfaction incommensurable. Dans un état second, larmoyant de rire, Peggy se releva, empoigna une longue fourchette en or massif qui dépassait de l’un des sacs et l’agita dangereusement dans tous les sens. Habitée d’un courage qu’elle ne soupçonnait même pas, elle s’avança vers les malfaiteurs, mâchoires irritées, menaçante, riant encore par secousses alternées. Les bandits, devant cette femme admirable, folle et effrayante, abandonnèrent leur butin et s’enfuirent sur-le-champ.

Dûment félicitée, décorée par la reine Victoria elle-même, Peggy devint une célébrité. Elle épousa un homme qui la craignait un peu et se soumettait à toutes ses volontés. Ils eurent quatre filles.

La plus jeune, Mélanie, (la grand-mère maternelle de Peggy-Jeanne) hérita du fou rire légendaire. Et, comme Peggy, c’était essentiellement lors de circonstances dramatiques que les accès se manifestaient. Un jour, sa mère fut atteinte d’un malaise cardiaque et un médecin dut se présenter d’urgence à son chevet. Mélanie tenta d’en avertir son père.
Elle se précipita vers lui, le visage défait, mais dès les premiers mots, le fou rire prit le dessus et ses propos furent mal compris :
— Daddy, daddy… ah ! ah ! ah !
Le père rit avec elle, c’était contagieux. Mélanie fit des efforts pour continuer :
— Daddy, ah ! ah ! ah ! Maman est… ah ! ah ! ah !
— Que fait donc maman, ma chérie ? ah ! ah ! ah !
— Maman est malade… ah ! ah ! ah !
Le rire du père se déchira sec dans sa gorge.
— Quoi ? Qu’est-il arrivé à maman ? Je t’en supplie, calme-toi ma chérie…
Malheureusement, elle ne pouvait plus arrêter cette colossale vague de rire qui venait du plus profond d’elle-même.
— Maman… ah ! ah ! ah !… elle ne respire presque plus… ah ! ah ! ah !
Plus tard, Mélanie s’établit en France, se maria et eut des enfants.
Aucun d’eux ne fut atteint de pareils troubles.

Bien des années après ces événements, dans une bourgade près de Neuvic dans le Périgord, une fillette de six ans étonna vivement son entourage. La petite Jeanne jouait tranquillement avec ses poupées dans sa chambre lorsque ses parents entendirent un bruit incongru, semblable au sifflement d’une bouilloire qui bout. Mais aucune bouilloire n’était sur le feu. Ils entrèrent dans la chambre de la petite fille : Jeanne n’y était pas ; elle n’était nulle part ; elle avait disparu !
L’appartement était de taille réduite ; ils en fouillèrent chaque recoin sans retrouver l’enfant. Pourtant, personne n’avait pu sortir, les volets étaient tirés, l’espagnolette baissée, la targette poussée, la porte d’entrée du logement fermée à clé de l’intérieur.
Deux heures plus tard, alors que les parents meurtrissaient les murs de leur affolement, on frappa à la porte d’entrée : c’était la petite Jeanne, un peu pâle peut-être, mais qui souriait, innocente, les yeux embrouillés d’un rêve houleux. Elle ne put rien dire, elle ne sut rien expliquer.

À la même époque, la presse propageait à outrance des récits concernant la supposée existence d’extraterrestres et des témoignages de gens qui assuraient avoir vu des engins lumineux et mystérieux dans le ciel.

La famille commença à soupçonner que la fillette avait alors vécu une aventure hors du commun, voire hors de notre sphère.
En grandissant, Jeanne développa des dons de télépathie qui créaient de la gêne chez de braves personnes confondues dans l’intimité de pensées secrètes et pas toujours avouables.
À dix-neuf ans, elle fréquenta un jeune homme très « comme il faut ».
Après sept mois de roucoulades et d’exaltations, il lui fit part de son désir ardent de l’épouser. Il était sincère. Elle l’aimait. Elle dit oui. Il sortit de sa poche un écrin qui contenait une bague sertie d’une aigue-marine couleur de ciel divin, la passa délicatement à l’annulaire de sa fiancée. Elle décida aussitôt : il était temps qu’il connaisse ses parents.
Ils jugèrent le garçon sympathique, bien élevé, sérieux et le convièrent à rester dîner avec eux, ce qu’il accepta avec joie. La jeune fille, toute rose, s’éclipsa dans sa chambre pour changer de robe et les parents s’entretinrent avec leur futur gendre.

Alors qu’il discourait avec fougue de ses projets d’avenir, on entendit subitement de la chambre de Jeanne un chuintement étrange qui éveilla des échos inquiétants dans la mémoire des parents. « La bouilloire ! »
Ils se précipitèrent ensemble, et ne purent que constater – à nouveau – l’absence de la jeune fille. Les conditions étaient parfaitement identiques à celles de la première fois. Le père hurla, la mère aussi.
— Que se passe-t-il ? demanda le presque fiancé, à peine étonné.
— Mon Dieu ! pleura fort la maman, Jeanne a disparu…
— Elle a encore disparu ! pleura aussi fort le père.
Le jeune homme perdit un coin de son sourire et il fallut lui raconter l’épisode précédent, lorsque Jeanne avait six ans.
— Pensez-vous ! Regardez… les fenêtres sont fermées de l’intérieur, elle n’a donc pas pu sortir ! Elle nous fait une farce !
Mais après un court moment il dut, lui aussi, se rendre à l’évidence : Jeanne n’était nulle part.

Cette fois, on alerta les forces de l’ordre ; des officiers ouvrirent des dossiers, des policiers prirent des empreintes, des enquêteurs interrogèrent les voisins, mais sans résultat.
Les jours passèrent, la presse publia des articles :
« Une jeune fille disparue… Aurait-elle été kidnappée par des extraterrestres ? »

On ne revit jamais plus Jeanne…

Peggy-Jeanne, la descendante de l’héroïque anglaise Peggy et de Jeanne la disparue, était maintenant sur la route joyeuse des vacances.

baguette magique

Du haut de leur nuage, les petites fées avaient sorti leurs jumelles et observaient attentivement…


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