Les escargots sauvages
Niki Vered-Bar

Prologue

Ne sachant comment débuter cette histoire, j'ai décidé après maintes hésitations, hoquets et grognements, de la commencer au bord de la ligne.
Ceci afin de vous prouver ma belle intelligence, intacte malgré toutes mes mésaventures.

Après avoir bafouillé ces premiers mots, je peux enfin vous narrer mes flous de l'âme, ne vous en déplaise.

Mon humeur est opaque et tremblotante comme un brouillard de débile. J'ai perdu la tête et ne sais où la donner pour la chercher.
J'ai retourné toutes mes poches, tous mes ourlets, fouillé dans mes mensonges, remué des grimaces, défriché mes complexes, exploré mon angoisse, dépassé mon avenir et mes projets ; j'ai téléphoné à toutes mes connaissances, elles ne l'étaient plus, j'avais perdu la tête.
J'ai pleuré, j'ai ri, j'ai supplié, rien n'y a fait.
J'ai sauté sur un pied, à pieds joints, j'ai dansé une danse africaine sur un air muet ; à quoi bon, puisque je n'avais plus d'oreilles, puisqu'elles étaient restées sur ma tête et puisque je n'avais plus ma tête à moi.
J'ai cependant fait une pirouette à l'endroit et à l'envers, j'ai hurlé en silence, je leur ai dit à tous, aidez-moi, aidez-moi, aidez-moi.
S'il vous plaît.
Personne ne m'entendait. Tous passaient sans me voir, et moi aussi j'ai cessé de les voir, après tout, mes yeux aussi étaient sur ma tête.

C'est à ce moment-là que j'ai décidé de m'énerver.
Au début, c'était très agréable, cela soulageait, et j'ai réussi à trépigner de façon fort agaçante.
Mais ça ne menait à rien.
Alors j'ai traversé des océans. J'ai vogué d'un continent à d'autres terres. J'ai parcouru des distances géantes entre vagues, récifs, tempêtes, marées et déceptions.
J'ai gratté l'horizon, j'ai lacéré chaque nuage, déchiré des banquises, crevé des cieux, écorché des planètes.
J'ai creusé des gouffres, j'ai creusé des siècles entiers. Puis je me suis arrêtée. J'étais fatiguée, lasse et sale.
J'étais déprimée comme un sanglot amer. Mes espoirs s'effondraient, lourds de temps déçu et vulnérable.
Je me suis installée devant un miroir. Tout secoué de rires bruyants, il se mo-quait de mon infirmité. Il chantait à tue-tête sa vengeance cruelle et absurde.
Pauvre chose, objet stupide qui gambadait en face de moi, hilare, et me défiait de son reflet ; une guillotinée apparut dans l'eau lisse et froide du miroir. Une guillotinée abattue par un sort facétieux.
J'en avais assez. J'ai asséné un formidable coup de pied au miroir qui riait en-core. "Sept ans de malheur" m'a-t-il dit alors que ses éclats rebondissaient au-tour de moi.
J'étais si fatiguée. J'ai marché encore longtemps. Puis, au bord de la route, je me suis allongée près d'une borne et me suis endormie.

J'ai dormi des heures ou des années peut-être.
Je me suis réveillée dans un matin inerte et pâle. Ma tête était à nouveau sur mes épaules, ce qui me fit plaisir.
Il faisait froid. J'étais chaussée de sandalettes, mes pieds étaient nus, et mes bras aussi. Je me mis à éternuer et cela améliora grandement la situation. J'ai éternué deux fois, trois fois, comme ça, pour rien, juste pour le bonheur et pour me débarrasser des derniers relents de nausée.
Je n'étais plus au bord de la route, j'errais dans un mouvement hors du monde.
J'étais assise sur le toit d'un immeuble de plusieurs étages, en compagnie d'une famille de pigeons maigres et solennels.
J'ai trouvé quelques pièces de monnaie au fond d'une poche. J'ai quitté le toit de l'immeuble et suis entrée dans un café. La serveuse m'a dévisagée bizarre-ment. Je me sentais bien, j'avais faim. J'ai commandé un chocolat chaud avec des petits pains beurrés.
Après ça, je sortis rassasiée.

Je n'étais pas loin de chez moi. J'ai retrouvé mon appartement bouleversé, en proie à un désordre insensé. Les objets avaient profité de mon absence pour crier des airs d'indépendance. J'ai aperçu une chaise cachée sous la baignoire. Elle tenta de s'enfuir mais je l'ai maîtrisée en m'asseyant dessus.

Quelque chose n'allait pas. Je m'en rendis compte en prenant ma tête dans les mains : elle était à l'envers.
En fait, cela ne me dérangeait pas vraiment ; ma révolte s'était disloquée et surtout, je finissais par m'adapter...

Les saisons ont succédé au temps qui passe.
J'ai fait ma valise, et j'y ai plié mes rêves et mes idées fausses ; j'ai empaqueté ma confusion à côté de pochettes surprises.

Et c'est là, sur le quai de la gare que tout a commencé...


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