J'appris très vite à en connaître chaque pierre, chaque soupir, chaque sourire.
J'appris très vite son passé, et pourquoi on surnommait cet endroit "le village des escargots sauvages"...
Un jour, il y a de cela plusieurs années, on signala la présence d'une meute d'escargots sauvages dans le creux sombre et mystérieux de la forêt avoisinante.
Depuis le début du mois, on ne comptait plus les infâmes méfaits et les tristes dégâts qu'ils avaient causés dans le village.
On racontait même qu'un commando de mollusques masqués, audacieux et baveux, s'était infiltré jusqu'à la propriété du notaire - alors que celui-ci contait fleurette à Liselotte, sous la courtepointe brodée du lit de cette dernière.
Les gastéropodes en auraient profité pour ravager une grande partie du potager, détruire la récolte de laitues, de carottes et d'aubergines, dévorant au passage tous les cornichons au vinaigre qui mûrissaient dans une jarre en grès rose.
Puis, ils auraient grimpé le long de la façade de la maison jusqu'au second étage pour atteindre le but de leur raid : le grand aquarium du salon.
Ils se seraient emparé, dit-on, d'une dizaine de poissons vermillons, outrés et furibonds, et les auraient jetés dans la rivière proche où ils disparurent dans un flot indigné, parsemé de bulles molles.
Pour conclure, ils auraient signé leur méfait d'un long sillon de bave visqueuse et belliqueuse.
Dans le village, les gens parlaient.
Ils parlaient des escargots sauvages, ils parlaient de ces monstres baveux que nul n'avait encore jamais vus, mais que tous connaissaient, disaient-ils...
Ils parlaient beaucoup.
Ils disaient aussi que le fils de l'antiquaire avait été dévoré tout cru par la meute sauvage, en dépit de sa corpulence et de ses muscles de gymnaste entraîné. Certes, certaines mauvaises langues effrontées prétendaient l'avoir vu dans le bourg voisin, lutinant la belle cousine de Monsieur le Maire... Mais on les fit taire ; c'était tout simplement inconcevable : "Un jeune homme si bien, avec cette grenouille délurée ? Pensez-vous..."
On préféra la version tragique du jeune-homme-casse-croûte, dévoré par les mollusques sanguinaires...
Des mères menaçaient leur progéniture de les mener aux escargots sauvages, s'ils ne finissaient pas leur soupe...
Des maîtres d'école suggéraient d'envoyer les élèves dissipés, achever leur pensum au fin fond de la forêt...
Et les enfants du village mangeaient leur soupe jusqu'au dernier vermicelle, et dans les salles de classe, le silence s'étouffait, recueilli et cérémonieux...
Après l'épisode douloureux des poissons rouges, les hommes du village se sont réunis dans le bistrot du père Beuret :
- Cela ne peut plus continuer, dit l'un.
- Non, dit un autre, et il ajouta, ça ne peut pas continuer !
- Il faut faire quelque chose.
- Il faut combattre.
- Il faut lutter.
- Il faut nous organiser.
- Il faut trouver un volontaire...
On parla de ressortit les baïonnettes ; on envisagea de dépoussiérer le vieux canon qui rouillait paisiblement sur la Place de la Mairie ; on essaya de modeler une stratégie intelligente.
En fait, on ne savait rien de l'ennemi.
Les gens parlaient, parlaient.
- Il faut trouver un volontaire...
On le trouva bien vite : Il s’appelait Denis, c'était un jeune et gentil garçon, et il était d'accord pour partir en mission.
Les gens l'applaudirent de toutes leurs mains.
Denis était amoureux depuis l'aurore de ce printemps, de la fraîche Isabelle.
Poèmes après sonnets, chansons après alexandrins, les mots tendres et enflammés qu'il avait composés, s'empilaient sur des feuillets qu'Isabelle serrait sur son corsage avec béatitude.
Le jeune et gentil Denis était un garçon poète et rêveur, souvent bafoué pour sa maladresse et son étourderie.
Aux moqueurs, il répliquait :
- Un jour, vous verrez... Je vous montrerai qui je suis...
Et il replongeait aussitôt dans des songes où tour-à-tour, il s’appelait Ivanhoé, Tarzan ou Lucky Luke.
Tout trempé des larmes d'Isabelle, le jeune et gentil Denis s'est enfin mis en route.
Il arriva à l'orée de la forêt, le pied batailleur, les poings farouches, la bouche guerrière.
Il était James Bond, l'agent qui va percer tous les secrets de l'ennemi. Il se cachait en sautillant d'un arbre à l'autre, silencieux comme un papillon timide, discret comme le sourire d'un rayon de lune.
Il arriva à proximité d'une large fougère. Il s'arrêta, reprit le souffle qu'il avait perdu derrière lui, et s'assit sur la mousse tiède. Complètement dissimulé par les feuilles de la plante, il se détendit, bâilla, s'étira, bâilla encore et s'endormit.
Denis-James Bond s'éveilla en sursaut en entendant une voix grondeuse :
- Et bien jeune homme, vous remuez dans votre sommeil et avez bien failli démolir ma villa !
- Votre villa...?
Le jeune et gentil Denis se frotta les yeux et aperçut un escargot à côté de son genou droit, à peine plus gros qu'une noix et, semblait-il, pas féroce du tout.
- Votre villa, répéta-t-il ?
- Oui, oh je m’enorgueillis de ma maison, et suis un peu snob. Cela me flatte de dire que c'est une villa. Je ne vous choque point, j'espère ?
- Non, pas du tout. Et si vous voulez, nous pourrons même l'appeler votre palais ?
- Mon palais ? Mais j'adore ! Dites-moi jeune homme, auriez-vous rencontré mes congénères ? Je suis un tantinet en retard pour une partie de bridge chez des amis, et j'ignore où ils sont. Ah ! ce n'est pas drôle tous les jours d'être sans domicile fixe, ajouta-t-il en soupirant...
Le jeune et gentil Denis compatit, mais assura n'avoir rencontré encore aucun escargot.
- Vous êtes dit-il, le premier que je croise dans ces bois. Mais dites-moi, faites-vous partie de la meute sauvage ?
- La meute sauvage ? Qu'est-ce donc ? S'agit-il d'un nouveau club privé ?
Le jeune et gentil Denis lui expliqua toute l'histoire, et lui narra les tristes exploits de la horde cruelle et baveuse.
L'escargot snob se mit à hurler de rire :
- Écoutez jeune homme, je suis né dans cette forêt, c'est vous dire si j'en connais chaque habitant. Aussi puis-je vous affirmer qu'aucun escargot sauvage n'y réside. Nous sommes tous pacifiques, de petite taille, et possédons de bonnes manières... Allez, je vous salue, et il s'éloigna en hoquetant et en pleurant de joie.
James Bond et Superman venaient de s'écrouler...
Il ne subsistait plus qu'un très petit jeune homme, un peu boutonneux, les lunettes plongeant tristement sur une joue, les biceps tout transparents, et les épaules tordues comme un haricot vert.
Ravalant une grosse larme déçue, il prit le chemin du retour vers le village.
Le jeune et gentil Denis troqua les accessoires de l'agent secret 007 contre ceux du rêveur et du poète ; il emplit ses poches de la musique des mots. Et il rit, et les pierres du chemin riaient aussi, et les arbres, et les fourmis, et les nuages, et l'escargot snob enfin installé dans sa partie de bridge, riaient avec lui.
Alors il se redressa et continua sa route.
Ils étaient là, tous. Ils l'attendaient depuis des heures, inquiets et curieux.
Lui alla auprès d'elle qui lui ouvrait les bras et le regardait avec tendresse, en souriant.
Il mit la main sur son cœur, ses yeux caressaient le regard bleu d'Isabelle, et il dit :
"... Et je suis là debout planté
Avec le triste fouet de la réalité
Et je n'ai rien à dire
Ton sourire est aussi vrai
Que mes quatre vérités."
Puis il se tourna vers les villageois et les rassura :
- Rentrez chez vous, c'est fini, il n'y a plus rien à craindre...
Tout le village l'applaudit et le fêta et le félicita.
Il était le héros.
Et on oublia les escargots...
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