Tous les conducteurs de la ligne le connaissaient, cela faisait des années qu’il effectuait le même trajet, à la même heure.
De plus, Pierrot ne passait nulle part inaperçu : il avait coutume de penser à voix haute, sans prêter attention à son entourage.
« Quand je pense qu’elle a osé me menacer de ne plus nettoyer mon palier, quelle chipie, et pourquoi, hein ? Parce qu’en sautant à la corde hier, les vibrations auraient fait tomber sa porcelaine de Chine - qu’elle prétend - qui s’est brisée en petits morceaux - tu parles - elle rouspète toujours celle-là ! C’est vrai que chez nous les cloisons sont plutôt minces, bon, mais comment faire du sport dans cet immeuble, il faut pourtant que je perde un peu de poids, oui, je devrais manger moins de chocolats. Ah ! il est marrant le monsieur qui vient de monter, il ressemble au bulldog d’Auguste, mais j’aime bien sa cravate, je devrais en porter, monsieur Armand me dit toujours que ce n’est pas correct d’arriver au bureau en tee-shirt, quel casse-sabots celui-là, il ne cesse de me sermonner, lui et sa secrétaire mademoiselle Lucie, je ne l’aime pas non plus cette bête bécasse, elle est aimable comme une tisane au vinaigre ; heureusement qu’il y a des employés comme mademoiselle Capucine, elle, elle est belle, belle, belle comme le mirage d’un mois de mai parfumé... »
Pierrot arriva à sa station et quitta le bus au grand regret des passagers. L’un d’eux se leva pour applaudir.
En arrivant à l’entrée de son lieu de travail, il se heurta à monsieur Armand et mademoiselle Lucie qui l’attendaient, raides comme des poteaux de sens interdit, et aussi avenants qu’une décoction de clous rouillés.
Pierrot se demanda s’il n’avait pas négligé, la veille, de fermer le robinet des toilettes du personnel, comme le jour où il avait réussi à faire une énorme bulle de savon et avait couru faire admirer cet exploit à mademoiselle Capucine, oubliant l’eau qui s’évadait du lavabo.
Monsieur Armand grinça de mécontentement glacé :
- Enfin, vous voilà !
Pierrot examina sa montre et fit remarquer qu’il était à l’heure.
- D’accord, convint monsieur Armand, vous êtes à l’heure, mais il y a une vingtaine de minutes, vous n’étiez pas là !
Pierrot haussa les épaules d’incompréhension :
- Il a dû glisser sur ses pantoufles en se levant ce matin, qu’est-ce qu’il lui prend ?
- Ce qu’il me prend ?
Monsieur Armand avait, bien sûr, entendu les pensées sonores de Pierrot.
- Savez-vous, Monsieur Pierrot, ce qui se passe dans votre bureau, le bureau douze ?
- C’est tout de même vous, ajouta mademoiselle Lucie de son ton pince de homard, qui êtes responsable de votre mobilier ! Êtes-vous au courant des activités extravagantes de votre bureau ?
- De mon... ?
Non, Pierrot n’était pas au courant.
- Suivez-nous ! ordonnèrent-ils tous deux en adoptant un pas farouche et claquant jusqu’au bureau douze.
Monsieur Armand ouvrit la porte :
- Alors, qu’en dites-vous, Monsieur Pierrot ?
Pierrot s’attendait au pire, mais certes pas à l’ordre qui régnait dans la pièce ; il en scruta chaque coin mais ne découvrit aucune anomalie.
Mademoiselle Lucie exprima un « oh ! » de flagrante surprise, ce qui influença énormément monsieur Armand. Il replaça l’étroite, longue et unique mèche de cheveux qui flottait sur son crâne de la nuque jusqu’au front, puis émit avec un tantinet de retard le même « oh ! » stupéfait.
Tous deux étaient affreusement penauds.
- Les objets...
- Les chaises...
- Le bureau...
- Les dossiers...
Pierrot les observait, ahuri. « Ils ne sont pas très frais sous leurs cheveux, aujourd’hui ! »
Offusqué, mais néanmoins fort embarrassé, monsieur Armand prit une longue inspiration, et la mèche de cheveux en profita pour s’écrouler à nouveau sur son dos ; il tenta de s’expliquer :
- Eh bien, voilà… nous avons été alertés, il y a environ une demi-heure, par un bruit étrange autant que suspect...
Mademoiselle Lucie précisa :
- Parfaitement ! Un bruit étrange et suspect venant du bureau douze ; nous décidâmes d’en découvrir la raison... et nous vîmes...
- Nous vîmes des choses !
- Les meubles trépignaient...
- Dansaient...
- Ils se moquaient de nous !
- Ils faisaient des cabrioles !
- Ils ricanaient !
- Ils ricanaient...
Pierrot n’en croyait pas ses oreilles, et les regardait l’un et l’autre avec beaucoup de commisération. « Ça y est, se dit-il, à haute voix selon son habitude, ça y est, c’est la démence précoce que l’on remarque chez des sujets frustrés, coincés et insatisfaits, déçus dans leurs espoirs conjugaux comme dans leurs ambitions professionnelles ; justement, l’émission télévisée d’hier soir, Les Médecins sans Espoir, présentait des cas semblables… Les malheureux, qui aurait cru … ? »
Monsieur Armand reprit son air de glaçon endeuillé, arrangea une fois de plus ses bouts de cheveux et entraîna vivement sa secrétaire qui s’apprêtait à mordre Pierrot.
- Venez, Mademoiselle Lucie, j’ai quelques lettres à vous dicter.
Et c’est du même pas outré et grimaçant qu’ils retournèrent à leurs occupations et à leurs déceptions.
Capucine observe le mobilier :
- Ils ont vu les meubles danser et se moquer d’eux ?
Ils sont assis en face l’un de l’autre, savourant des caramels que Pierrot cache dans un tiroir, et le même sourire très jeune leur monte jusqu’aux paupières.
- Et cette table s’est mise à danser ?
- Mais oui, c’était une gigue endiablée !
Ils rient si fort qu’ils en avalent leurs caramels. Ils remarquent à peine que les chaises rient aussi fort qu’eux.
Puis, le lourd bureau se soulève avec grâce d’un côté, deux pieds, deux autres, en cadence, et les classeurs crient « olé » en battant la mesure.
Les tiroirs jouent de l’accordéon avec un brio magnifique et, en sourdine, le presse-papiers scande des claquettes.
Pierrot s’incline devant Capucine et l’invite à danser. Ils esquissent des pas souples et rythmés, entraînent avec eux les chaises qui rient encore. Puis Pierrot danse avec la petite armoire, alors que Capucine est à son tour emportée par le grand registre.
Enfin épuisés, tous s’arrêtent. Capucine et Pierrot se laissent tomber sur les sièges qui reprennent leur souffle.
On frappe à la porte.
Pierrot va ouvrir. Devant lui, figés dans une terreur incontrôlable, monsieur Armand et mademoiselle Lucie lui jettent un regard brouillé ; puis ils fixent toute la pièce avec incertitude, sans découvrir nulle trace de quoi que ce soit... Dramatiquement désemparés, un peu d’écume sur le coin de la bouche, ils dévisagent Pierrot avec respect.
- Monsieur, nous sommes navrés de vous avoir dérangé...
- Nous avons cru entendre...
Monsieur Armand se tape le front.
- Bien sûr ! Avec les pluies qui sont tombées récemment...
Mademoiselle Lucie ingurgite son rouge à lèvres de soulagement.
- C’est vrai, il faut dire qu’avec le gouvernement actuel...
- Juste ! sans compter qu’au prix où est l’essence...
Ils s’en retournent en sautillant par bonne conscience et en continuant à deviser :
« La domesticité, voyez-vous, n’est plus ce qu’elle était... Oh non, et la pollution, hein ?... Que fait-on pour la sauvegarde de la nature ?... Tout à fait exact, d’ailleurs je suis contre la pilule... »
- Ils ne reviendront plus aujourd’hui, dit Pierrot, nous avons largement le temps...
Capucine et Pierrot ont sorti pinceaux et couleurs d’un dossier. Les chaises s’installent pour mieux voir, le bureau se hausse davantage sur la pointe des pieds, et les classeurs se sont rangés en bon ordre au-dessus de l’armoire. Les couleurs se mêlent sur le mur, des colonies de papillons dorés agitent leurs ailes, et un doux champ de pâquerettes s’étale sous les pinceaux.
Pierrot et Capucine déposent leur palette et courent dans l’herbe en chantant à tue-tête.
Derrière eux, le bureau douze agite des mouchoirs d’au revoir en reprenant le refrain...
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