Fabrice s’occupait d’Henriette avec des égards affectueux, et une tendresse constante. Henriette, quant à elle, couvait Fabrice de sa sollicitude toute maternelle. Bien des fois, elle put esquiver des chutes grâce à des grimaces et des contorsions qui cernaient les obstacles ou les amortissaient.
Après chaque promenade, Fabrice râpait, frottait, lissait, graissait, frictionnait sa bicyclette, épiait le moindre éclat de boue ou la plus transparente ombre de mouche, vérifiait la souplesse et la bonne santé de chaque pièce, et Henriette se laissait bichonner avec allégresse.
Tôt un matin, ils partirent en vadrouille. Il faisait beau, l’air était clair, léger, et épicé de lilas en fleurs. La terre chantait et vibrait sous les baisers câlins du soleil. Fabrice pédalait, pédalait. Il se sentait bien, c’était si agréable de respirer cette matinée à peine éveillée. Il pédalait et pédalait, et Henriette chantonnait pour l’encourager.
Ils quittèrent la banlieue, en négligeant la grande route pour croquer un frais chemin timide. Ils longeaient des champs d’émeraude, des moquettes de jade où saignaient ci et là des coquelicots, lorsque, derrière le coude d’un sentier, Fabrice aperçut une jeune fille, des yeux de myosotis couverts de pluie, la lèvre chiffonnée de chagrin, assise aux côtés de son vélo blessé.
Elle les vit, leur fit signe de s’arrêter, se présenta : elle s’appelait Marise :
- Je crains que le pneu avant d’Hector, mon vélo, n’ait été écorché par quelque pierre pointue...
Fabrice ausculta la roue d’Hector et rassura Marise :
- Ce n’est rien, je vais lui mettre un pansement et il pourra rouler aussi bien qu’avant.
Avec des gestes précis, Fabrice repéra la blessure et la pansa adroitement d’une rustine bien appliquée. Marise a observé en silence toutes les phases des soins, et maintenant son regard de myosotis s’embrase de milliers de planètes dorées. Hector, le vélo, a remercié Fabrice avec gratitude et soulagement ; sa roue regonflée était aussi solide qu’avant l’incident.
Fabrice propose à Marise des biscuits qu’il a sortis de la sacoche de sa bicyclette. Ils se sont assis au pied d’un chêne âgé, ridé et échevelé. Marise a raconté à Fabrice ses récents déboires sentimentaux qui la désolaient tant :
- Nous nous connaissions depuis le lycée. Simon m’expliquait les pièges de l’algèbre, je corrigeais ses dissertations... Nous étudions toujours côte à côte... Après le baccalauréat, Simon est parti étudier le droit à l’université de la ville voisine. Il a obtenu son diplôme l’an passé, et s’est installé comme avocat. Son cabinet reçoit une clientèle très fortunée... Nous nous rencontrions alors tous les jours et je ne cessais de penser à lui, de rêver de lui... Jusqu’au jour où il s’est épris de l’une de ses clientes, une voyouse, une gangstèreuse, une bandite... Grâce à Simon elle a été acquittée de ses malhonnêtetés, et ils sont partis ensemble pour des îles lointaines... Fripouilles !
Les yeux de Marise devenaient des lance-flammes, ses dents fines et nacrées se transformaient en pièges à loups, ses ongles, délicatement vernis, de rose trémière se muaient en griffes acérées de fauve affamé...
Fabrice la contemplait avec admiration ; la jolie Marise était encore plus belle, toute déployée en sauvage et farouche macédoine de piments incandescents. Fabrice parlait maintenant de lui, de son métier de journaliste, de sa passion pour les aquarelles, de son amitié pour les randonnées dans la saine et pure nature... Marise s’extasiait : elle adorait la lecture, la peinture et les randonnées dans la saine et pure nature !
Pendant qu’ils conversaient ainsi, la bicyclette Henriette et le vélo Hector faisaient également plus ample connaissance. Hector évoquait les moments pénibles qu’il dut endurer le temps des amours entre Marise et l’avocat Simon :
- Ce type se déplaçait en moto. Une machine d’un sans-gêne, d’une vulgarité : une garce, je ne vous dis pas...
- Oh, je vous comprends, dit Henriette, Fabrice fréquentait autrefois une jeune personne, une vraie omelette de catastrophe ; elle venait chez nous avec son vélomoteur. Un sacripant, celui-là, vous n’imaginez pas ! Aucun savoir-vivre, sale, grossier, bruyant, il ne cessait de me griffer de ses crachats empoisonnés...
Ils soupirèrent tous les deux.
- Attendez, dit encore Hector, je ne vous ai pas tout dit ! Ce Simon a fini par acheter une voiture !
- Non ?
- Si... Sa situation d’avocat devenait florissante et il a acquis une grosse voiture étrangère. Elle se moquait de moi, figurez-vous...
- Non ?
- Si ! Et regardez, vous voyez cette cicatrice ?
- Hector présentait à Henriette une profonde éraflure sur son guidon.
- Et bien, elle a essayé de m’écraser...
- Non ?
C’était l’heure du départ. Fabrice et sa bicyclette quittèrent avec regret Marise et son vélo, ils se promirent de se rencontrer à nouveau la semaine d’après. Très vite, ils devinrent inséparables, Marise oublia Simon l’avocat, Fabrice et Marise étaient fous amoureux l’un de l’autre, le vélo et la bicyclette avaient juré de ne plus se séparer...
Fabrice et Marise se sont mariés dès le printemps suivant. Dans le vaste hangar superbement décoré de nombreuses aquarelles, Henriette et Hector ne se quittaient plus. Ils surveillaient la bonne conduite et la haute moralité de toutes les trottinettes, tous les patins à roulettes et tricycles que les enfants de Fabrice et Marise recevaient pour leurs anniversaires...
Un jour, Fabrice et Marise entrèrent dans le hangar, la mine un peu badigeonnée. Fabrice prit courageusement la parole, et bégaya après avoir toussoté deux fois :
- Voilà, euh... nous avons pensé que... nous voudrions, euh... nous...
Marise lissa les myosotis de son regard, et lança sans respirer :
- Nousallonsacheterunevoiture...
C’était dit ! Fabrice reprit correctement :
- Nous allons acheter une voiture.
Hector et Henriette se sont regardés, consternés, effondrés. Quelle trahison !
- Vous vous entendrez à merveille avec elle, assura Fabrice, c’est une voiture toute douce et docile ; elle a très bon caractère, vous verrez !
- Et nous continuerons à faire nos randonnées ensemble, promit Marise.
Mais le vélo et la bicyclette restaient inquiets...
Trois jours après, Léontine arriva. C’était une voiture d’un certain âge, un peu intimidée, fort aimable, et très gaie. Elle leur certifia qu’elle ne les dérangerait pas, elle savait se contenter de peu de place...
Tous ont été séduits par sa bonne éducation, ses belles manières et sa gentillesse. Elle n’avait pas son pareil pour réconforter les crachins de l’âme des uns ou des autres. On l’appelait « Tante Léontine », et le hangar devint le cœur des activités de toute la famille.
Ils vécurent tous très heureux sans collision et sans rouille de longues années encore...
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