C’était Alice. Nous nous embrassâmes, ravies de nous retrouver. Elle était venue avec son inséparable lapin blanc qui me serra la main gentiment, et courut vers ma petite chienne, bavarder avec elle.
Je suis si contente de te rencontrer à nouveau, me dit Alice. Mais quel problème pour se garer dans ta rue ! J’ai dû laisser ma voiture se débrouiller toute seule...
- Veux-tu de la tarte aux groseilles ? proposai-je.
Alice se déclara enchantée de cette suggestion mais fit remarquer :
- Ne devrions-nous pas attendre le petit prince ?
- Ne t’en fais pas. Il arrive toujours en retard, tu le sais bien, il est si souvent dans la lune...
Nous achevions de déguster nos parts de tarte aux groseilles lorsque le petit prince est arrivé.
Sa rose l’accompagnait, bien droite dans un large pot en grès où ses racines pouvaient s’étendre à leur aise. Il nous déclara :
- Il m’a fallu attendre longtemps derrière la voie lactée. Il y avait une pluie d’étoiles filantes...
J’étais heureuse de retrouver mes amis. Ma chienne et le lapin écoutaient avec grand intérêt la rose qui leur narrait des histoires de baobabs et de volcans.
Je montrai à Alice et au petit prince les dernières aventures que j’avais écrites.
Ils feuilletaient des liasses de papier imprimé et découvrirent une feuille bariolée de symboles biscornus. Je leur expliquai que je m’étais amusée avec les touches du clavier de mon ordinateur, et que cela avait créé ces caractères si curieux.
Une lanterne d’envie clignotait dans le regard de mes amis...
- Voulez-vous que nous y allions ? demandai-je.
Tous deux étaient tout à fait d’accord !
Nous pénétrâmes dans le papier par un coin où se soudait une larme d’encre pâle. Dès l’entrée, nous avons été happés dans un tunnel bruyant et obscur, qui nous entraîna à une allure inouïe.
- Où sommes-nous ? demandèrent le petit prince et Alice.
- Je crois bien que nous ayons été avalés par le tuyau d’un aspirateur, leur ai-je répondu.
- Oh, fit Alice, ce n’est pas grave ! Je suis une fois tombée dans un puits terriblement profond, et il ne m’est arrivé aucun mal. C’est très semblable comme impression, constata-t-elle alors que nous étions aspirés à une vitesse phénoménale vers le ventre de l’appareil. Ce tuyau n’en finit pas !
Le petit prince s’inquiéta.
- Et ma rose, comment pourra-t-elle me rejoindre ?
- Et mon lapin ? s’inquiéta Alice à son tour.
- Et ma petite chienne ?
Brusquement l’aspirateur nous rejeta dans un sursaut de dégoût qui nous sembla très vulgaire. Il s’éloigna sur ses roulettes, balançant ci et là sa trompe si longue qu’on ne pouvait en voir l’extrémité.
Nous étions arrivés sur une douce plage de sable clair. Il faisait très chaud. Peu après, la rose, le lapin et ma petite chienne nous rejoignirent en riant tous les trois. Le petit prince s’agenouilla auprès de sa fleur afin de vérifier l’état de ses pétales et de ses épines.
- Tu prends toujours tant soin de moi, lui dit-elle avec gratitude, mais tu vois, je suis en bonne forme !
- Nous sommes passés par un trait oblique... expliqua le lapin.
- C’était un chemin bien confortable, précisa ma petite chienne.
Le lapin sortit de son sac à dos un paquet de cigarettes qu’il présenta d’abord à la rose. Elle refusa en s’excusant, « les bronches, vous savez... » mais à ma profonde consternation, ma petite chienne accepta de prendre une cigarette. Je m’insurgeai violemment : « Ah non, c’est du poison, c’est malsain, tu es bien trop jeune, et je ne veux pas que tu pollues les environs ! » Je n’avais pas remarqué les clins d’œil qui venaient de s’échanger. Le lapin éclata de rire et se moqua de moi.
- On t’a eue, elles sont en chocolat !
La chaleur était telle que les cigarettes fondirent et barbouillèrent les farceurs.
Un peu vexée, je changeai de sujet.
- Où allons-nous ? demandai-je.
Le lapin ouvrit le chemin et nous convia à le suivre.
Cette plage chaude s’étendait sur des kilomètres et nous commencions à avoir soif. Le petit prince épiait la tige de sa rose qui se courbait de plus en plus. « Elle est si fière, me confia-t-il, elle refusera d’avouer qu’elle a soif... »
Soudain, un monsieur très maigre, tout osseux, juste vêtu d’un short dix fois trop grand pour lui qu’il avait noué au-dessus de sa poitrine par une ficelle, courait en levant haut les genoux. Il nous dépassa, s’arrêta, et nous fit face en sautant sur place, soufflant en cadence.
- Huf huf huf… Belle journée n’est-ce pas ? Viendrez-vous à la fête ?
- Quelle fête ? l’avons-nous interrogé d’une seule voix.
- Comment cela, quelle fête ? Huf huf huf… Quelle question étrange... Mais comme d’habitude, voyons ! Huf huf huf… Je vous salue bien. Huf huf… À tout à l’heure...
Il reprit son pas de course et disparut au loin.
Nous avions chaud et soif. Heureusement, nous avons eu la chance de découvrir un distributeur de boissons au détour d’un petit tertre de sable.
Je sortis des pièces de monnaie de mes poches et les insérai une à une dans l’appareil.
Mais celui-ci se rebella et recracha mes pièces :
- C’est gratuit, voyons ! gronda-t-il. Que désirez-vous ?
- Une grenadine, dit Alice.
- Du thé à la cannelle, dit le petit prince.
- Du jus de pommes, dis-je.
Le petit prince demanda de l’eau pour sa rose.
- Je n’ai que du soda, précisa le distributeur.
La rose se déclara enchantée, elle but la boisson gazeuse et se redressa avec un hoquet de surprise, puis elle secoua ses pétales avec allégresse et déclara n’avoir jamais bu meilleur nectar.
Le lapin se contenta d’un jus de carotte et ma petite chienne prit une limonade…
Le distributeur, interrogé au sujet de la fête, ne put nous renseigner.
- Vous savez, je fais peu de déplacements. Mais allez donc jusqu’au bout de cette butte, vous verrez...
Il nous indiqua la direction d’une dune très escarpée.
Nous le remerciâmes chaleureusement et partîmes vers cette colline sableuse. L’ascension se révéla pénible malgré l’air qui fraîchissait à mesure que nous progressions.
Enfin arrivés au sommet, nous nous sommes étalés, tout essoufflés.
Devant nous, le paysage s’était modifié. Une interminable pelouse turquoise s’étendait et, très loin en bas, très, très loin, on apercevait les taches de couleur de la fête.
Sur notre droite une curieuse construction était érigée.
C’était une tour, si haute que le sommet se perdait au fond du ciel. De gros tuyaux mi-colorés, mi-transparents s’en échappaient et fuyaient vers de multiples directions.
Nous avancions vers cet édifice. Un panneau indiquait :
Nous croisions de plus en plus de monde. Tous se dirigeaient vers la Tour.
Un large parvis fait de petits galets plats, était encombré de personnes qui attendaient en une longue file caquetante.
- Qu’attendent-ils ? souffla le petit prince, un peu intimidé par toute cette foule.
Il y avait un guichet près de l’entrée et l’on y distribuait des petits tapis en flanelle ou en feutrine. Munis de cet accessoire, les gens pénétraient dans la tour. L’un derrière l’autre, nous nous plaçâmes en bout de file.
Deux dames passèrent devant nous. Je voulus protester mais l’une d’elles se justifia :
- Nous avons déjà nos petits tapis avec nous !
- Oui, précisa l’autre dame, ainsi nous gagnons du temps...
- À quoi vous sert ce temps-là ? intervint un vieux monsieur bedonnant qui attendait devant nous.
- Eh bien, lança la plus jeune avec hauteur, ce temps-là, nous l’utilisons à mille choses...
- Parfaitement, vint appuyer sa compagne. Nous faisons mille choses avec ce temps-là. Pourquoi ? N’avez-vous, vous, rien à faire de votre temps ? ajouta-t-elle avec défi et condescendance au vieux et gros monsieur.
Il pâlit un peu, et déclara avec amertume :
- Toute ma vie, j’ai fait comme vous : je cherchais à gagner du temps. Je ne cessais de courir, de voler des heures, des semaines, des mois. Je grattais des bouts de temps pour les économiser, et j’étais fier de mes larcins. Aujourd’hui je suis vieux, et j’ai découvert que toute cette immensité de temps que je chapardais se révélait être une escroquerie monumentale : je ne gagnais du temps que pour l’employer à en gagner encore et encore, et en réalité je ne réussissais jamais à avoir une seconde à moi...
Des souvenirs tristes mouillaient sa voix, il continua :
- Je courais sans trêve, je me fatiguais de plus en plus, je me cassais, brisé chaque jour davantage, puis, je me suis écroulé sans avoir pu me relever pendant des années... Et maintenant, je suis seul, sans amis, hors d’un temps où je n’ai plus grand chose à faire...
Les deux dames se sentirent mal à l’aise, encombrées d’un temps qui leur semblait soudain bien ridicule. Elles toussotèrent et passèrent discrètement, sur la pointe des pieds, le portail de l’entrée.
Bientôt ce fut notre tour ; au guichet on nous remit des petits tapis en flanelle souple. Le hall du rez-de-chaussée était plein de voyageurs, tous munis de leur tapis. Des haut-parleurs vibraient et annonçaient en musique :
« Les passagers pour la Fête Verte, 3e étage s’il vous plaît, les passagers pour la Fête Émeraude, 16e étage s’il vous plaît, les passagers pour la Fête Orange, 58e étage avec changement à la Tour Dorée s’il vous plaît... »
- C’est la fête partout, me dit ma petite chienne qui se serrait contre moi, un peu effrayée par toute cette agitation.
Nous décidâmes de nous rendre au sommet de la Tour. Il y avait dans ce hall du rez-de-chaussée autant d’ascenseurs que d’étages, chacun ne faisant le trajet que jusqu’à l’étage qu’il indiquait. Seul l’un d’eux faisait la montée et la descente en s’arrêtant au gré des passagers.
Nous entrâmes dans l’un d’eux qui nous mena rapidement au sommet de la Tour.
La vue que nous y découvrîmes nous stupéfia. Une brume rosée était diffusée de la Tour par un phare géant. Hors de ce halo, le ciel sombre brûlait de milliers d’étoiles mouvantes qui nous frôlaient de leur masse énorme puis se perdaient à l’infini dans un dernier soubresaut de clarté.
- Nous avons quitté la Terre, fit remarquer le petit prince en souriant.
Je lui demandai pourquoi il semblait si heureux et il me dit qu’il pourra ainsi rentrer chez lui plus facilement...
Un portillon réglait le débit des voyageurs. Un contrôleur, reconnaissable à son képi de contrôleur, se présenta avec courtoisie et nous interrogea :
- Désirez-vous faire le voyage dans une bulle à une, deux ou trois places ?
- À trois places ! Nous sommes-nous écriés.
Il nous indiqua la bulle et nous nous installâmes sur la plate-forme du toboggan. La bulle était transparente jusqu’à mi-hauteur, et teintée au-dessus. « Sans doute pour nous protéger du soleil lorsque nous rejoindrons la Terre » dis-je à mes amis qui pensaient de même.
Nous nous sommes assis sur nos petits tapis, le cœur battant la tempête ; j’étais installée au milieu, ma chienne sur mes genoux, Alice était à ma droite, son lapin blanc blotti dans la poche de sa robe, et le petit prince à ma gauche tenait avec précaution sa rose, ravie de tout ce qu’elle découvrait... Elle songeait aux baobabs et se réjouissait de tout ce qu’elle pourra leur raconter à son retour.
Le contrôleur donna le signal du départ et nous quittâmes la plate-forme pour entamer la descente.
D’abord lente, elle devint vite très rapide, très, très rapide, et nous hurlions de bonheur. Les astres s’éloignaient et s’éteignaient peu à peu, la brume rose disparut, nous approchions de la Terre. Le fond transparent du toboggan nous permettait d’apprécier les splendeurs du panorama qui se découvrait à nous. Nous ressentions tous une émotion ardente et extrême.
Contrairement à son habitude, ma chienne ne gigotait pas. Sa tête seule allait de droite à gauche, observant tout. Soudain, elle se tourna vers moi et murmura contre mon oreille : « je t’aime tellement, tu sais... »
Je l’embrassais, étreinte d’un même émoi bouleversé.
Mes amis semblaient éprouver des sentiments semblables, leurs yeux se noyaient dans des larmes claires.
La descente s’est ralentie : nous arrivions. Un peu étourdis, nous nous sommes relevés sans dire un mot et sommes sortis du hall d’arrivée : nous allions découvrir la Fête Violette !
On distribuait des masques. Ils étaient difformes et insolites, ne correspondaient à rien ni à personne ! Mais lorsque nous les appliquâmes sur nos visages, ils se mirent à nous ressembler étrangement. Un saule pleureur un peu ivre nous accueillit et nous invita à nous asseoir, puis un papillon phosphorescent nous proposa des rafraîchissements. Peu après, apparut un grand tournesol bègue qui s’assit à nos côtés :
- Je n’ai pas... pas l’honneur de... de... de vous co... co... connaître, n’êtes-vous ja... ja... jamais venus ici ?
- Non...
- Venez a... a... avec moi, je... je... je vais vous pré... présenter à... à la Reine.
- Oh non, je vous en prie, s’écria Alice apeurée, j’ai gardé un souvenir épouvantable de la Reine !
Le grand tournesol bègue était tout ébahi :
- La... la... Reine ? Il y a plein de... de... de Reines dans... dans ce pays, par... par... parlons-nous de... de la mê... de la même Reine ? Co... co... connaissez-vous la Reine-Rêve ?
Alice reconnut qu’elle n’avait encore jamais rencontré la Reine-Rêve. Le grand tournesol bègue nous guida jusqu’au centre de la salle.
- Où est la Reine ? interrogea le petit prince. Il n’y a là qu’une énorme couronne dorée.
Cette couronne parlait et nous dit doucement :
- C’est moi la Reine-Rêve, n’ayez crainte, formulez vos souhaits, vos désirs, puis sautez à pieds joints dans la couronne et vos rêves se réaliseront pendant un temps...
- Combien de temps ? demanda la rose.
- Cela durera le temps que... Moins que vous, belle rose, moins que vous...
- Faut-il que nous enlevions nos masques ?
- Non, vos masques tomberont d’eux-mêmes, comme le cocon de la chenille libère le papillon... Êtes-vous prêts ?
Nous nous sommes donnés la main en pensant à nos rêves, puis avons sauté à pieds joints dans la couronne dorée.
…J’avais souhaité m’évader de mon corps, n’être qu’une pensée qui puisse se mouvoir sans limite. J’ai été de suite imbibée d’une incroyable sensation de bien-être, de repos tiède et ouaté.
J’étais sans poids, sans attache, ma pensée me guidait ; j’errai dans les chemins de mon enfance, je me blottis contre les épaules de mon père, je parcourus les sites ombragés de ma mémoire.
Je visitai des mondes, butinant du creux d’un volcan aux pierres précieuses d’un palais indien, rebondissant entre les planètes, glissant de cités perdues à des sites inconnus, traversant le soleil, la terre et le cœur de l’humanité.
Je remontai le monde depuis sa création et rejoignis le bout de l’éternité...
... La fête était finie. Nous étions assis sur une pelouse duveteuse. Nos masques achevaient de se dissoudre.
- Ce masque m’a fait un bien fou, dit la rose, je sens que mon teint a plus d’éclat qu’auparavant...
Nous étions un peu fatigués, un peu mélancoliques, c’était le moment de nous séparer.
Le petit prince serrait le pot de sa rose ; elle camouflait un bâillement derrière ses pétales. Ils rentraient chez eux en toboggan et nous nous sommes dit des adieux chagrins.
Alice, le lapin blanc, ma chienne et moi repartions par le tuyau de l’aspirateur.
Ce dernier se montra aussi peu aimable qu’à notre arrivée. Il nous aspira bruyamment, presque avec rage, et une fois de plus nous avons été plaqués contre les parois de ce tunnel, alors qu’une vitesse prodigieuse nous propulsait vers les entrailles de l’appareil.
Peu après, Alice m’avertit qu’elle allait me quitter et elle disparut après que nous nous soyons embrassées, alors que moi-même atterrissais dans mon appartement, aussitôt suivie par ma petite chienne.
Nous sommes restées seules à nous regarder, la tête et le cœur encore tournoyants.
Ma chienne me fit un clin d’œil complice, mais ce ne fut que lorsqu’elle aboya que je sus que mes amis étaient rentrés chez eux...
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