Les escargots sauvages
Niki Vered-Bar

La dame sur le banc

Chapitre 7

J
e venais de couler la dernière trace de couleur et m'installai face à mon chevalet.
Cette toile représentait une dame sur un banc, sage, sévère et soignée, perdue dans un univers flou, isolée sur un fond vibrant et agité de coups de pinceaux gris-azur.
C'était une bonne peinture.

Depuis deux heures déjà, j'étudiais chaque détail, corrigeant là une pointe d'ombre ou un tracé trop vague.
Je fixais la dame sur le banc lorsqu'elle me fit signe d'approcher. La couleur était très fraîche, aussi boutonnai-je mon tablier jusqu'au cou. La dame me tendit la main pour m'aider à m'insérer dans la toile.
Elle m'accueillit par des reproches :
- C'est maintenant que vous arrivez ? Je n'ai pas encore bu mon thé aujourd'hui, il n'y a personne pour servir ? Où est le garçon ?
Je regardai autour de nous.
- Vous n'êtes pas dans un café...
La dame sur le banc sembla effrayée.
- Mais alors que suis-je venue faire ici ? Et mon thé ?
- Votre thé... A vrai dire, je ne sais pas du tout où nous sommes... Attendez ! Regardez, là, sur ce coin un peu cendré... On dirait que quelqu'un arrive...

Effectivement, un monsieur coquet, cravaté, le crâne lisse et rose avec, au-dessus des oreilles, deux bouts de gazon charbon-clair, s'approchait de nous.
Il s'assit sur le banc à côté de la dame et nous interrogea :
- Vous attendez depuis longtemps ? Je n'ai pas pu arriver plus tôt mais j'ai apporté des pralines...
- Avez-vous aussi du thé, s'inquiéta la dame ?
- Du thé ? Non, j'ai une bouteille d'eau gazeuse...
La dame fit la moue et bouda sur le bord du banc.

J'ai demandé au monsieur ce qu'il attendait.
- Ma foi... J'attends la suite, j'attends demain, j'attends l'instant qui vient, j'attends une chose, un être, une chanson, une idée, un rire... Et vous ?
- J'attends mon thé, dit la dame avec acrimonie.
- J'attends que la peinture sèche, dis-je à mon tour.
- C'est tout ? s'étonna le monsieur. C'est tout ? Vous n'attendez rien d'autre ?
Une masse de silence indigeste tendit la toile qui devint plus opaque.
Nous étions assis tous les trois, sans nous regarder, trois ermites abandonnés dans des couleurs muettes.

Le monsieur sortit un sachet piqueté de boutons d'or et nous offrit des pralines.
De la poudre de noisettes s'envola et augmenta délicatement le relief du décor.
Puis le monsieur sortit un journal et commença la lecture des faits divers, mais la dame se rebella :
- C'est mal élevé ce que vous faites ! s'insurgea-t-elle en redressant ses épaules un peu pointues afin d'accuser davantage son voisin.
Celui-ci rougit très fort. Je remarquai que cela améliorait l'éclat du tableau. Un léger pigment garance peut-être ? Ou un soupçon de vermillon ?
Le monsieur replia soigneusement le journal et le rangea dans la poche intérieure de son veston ; puis il se tourna vers la dame et l'observa :
- Il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés ?
- Je ne crois pas, répondit la dame, en abordant un air sorbet au citron vert dont je notai les tons aigrelets qui rehaussaient sa personne.
Mais le monsieur ne se décourageait pas et sourit gentiment. Il nous invita à partager sa bouteille d'eau gazeuse et sortit trois pailles. Je refusai ; la dame hésita puis accepta et leurs têtes se rapprochèrent.

Après quelques gorgées, la dame marmonna que cela ne valait pas une tasse de thé ; de temps à autres, la toile se gondolait de ses soupirs aux effluves de théier chinois. Elle paraissait néanmoins moins acariâtre à présent.
- Tiens, le temps change… observa le monsieur.
Il avait raison, la peinture autour de nous se soulevait et fonçait, des ombres s'étaient approfondies et s'agitaient avec fracas. Je craignais que cette bourrasque n'abîme mon tableau.
La dame se plaignit de se sentir un petit coup de froidure, et le monsieur posa son propre veston sur les épaules pointues de sa voisine. Elle lui sourit pour le remercier.
Nous étions courbés tous les trois, pliés sur nos genoux pour moins sentir la gifle du vent ; heureusement, tout se calma avec la même soudaineté que cela avait commencé.

Elle lui rendit sa veste et tenta de se recoiffer, il défripa sa cravate, et je frottai une petite égratignure de couleur-vent qui avait été projetée sur le banc.
- Vous attendrez longtemps encore ? demanda la dame au monsieur.
- Bien sûr, répondit-il, mais je n'ai plus de pralines...
La dame eut dans ses yeux un rai de mystère ; elle tordit la bandoulière de son sac-à-main et prononça d'une voix chargée de secrets :
- Figurez-vous qu'avant de m'asseoir sur ce banc, je suis passée tout près d'un superbe gâteau au chocolat et à la meringue...

Je me sentis paralysée par un soupçon noir. Très tôt ce matin, avant même de m'installer devant mon chevalet, j'avais confectionné une magnifique pâtisserie au chocolat et à la meringue afin de fêter l'anniversaire de mon ami Émilien, invité ce soir-même.
La dame décrivait le gâteau, précisant même la petite croûte en forme de pomme qui était restée collée au moule.
Le doute enfla et éclata dans une certitude très précise.
J'allais réagir avec colère, mais le monsieur s'était levé et présentait déjà son bras à la dame :
- Ce n'est pas loin, dites-vous ? Nous irons donc à pied...

Je me dressai à mon tour.
- Pas-du-tout ! Pas question ! Vous n'allez pas quitter mon tableau comme ça !
Ils étaient tous deux étonnés.
Ils me dévisageaient avec dépit et mépris et j'essayai de me justifier lorsqu'une nouvelle méfiance obscure s'imposa...
Je questionnai le monsieur :
- Dites-moi, où avez-vous eu les pralines ?
- Les pralines ? Ah, les pralines ? Je les ai trouvées en chemin...

Inutile d'insister, j'avais tout compris. Il avait chipé la boîte de pralines que je conservais dans le garde-manger !
La dame essaya de se montrer conciliante :
- Cela a-t-il de l'importance ? Je n'ai pas faim du tout.
- Moi non plus, convint le monsieur, c'était surtout pour faire passer le temps.
Le monsieur inspectait la doublure de sa cravate, la dame ouvrait et fermait son sac avec nervosité et quant à moi, je gratouillais des petites miettes de peinture sur mon tablier.
Le monsieur se pencha vers la dame et lui murmura une phrase à l'oreille. Elle roucoula de rire puis cacha sa bouche derrière le creux de sa main appliquée contre l'oreille de son voisin. Il rit lui aussi, tordant sa cravate de joie.

Je ne trouvais pas cette situation plaisante.
Je me levai, croisai les bras sur les boutons de mon tablier taché, exclue de leur complicité.
Je pris le ton le plus dramatique que je rencontrai, pour énoncer :
- Bien ! dis-je, il est temps que je vous quitte.
- Oh ! s'exclama le monsieur en se levant, est-il déjà si tard ?
Il se leva et fit un baise-main très distingué à la dame :
- Il faut donc que je m'en aille aussi...
- Ne pouvez-vous rester encore ? s'enquit la dame avec des lambeaux de tristesse dans la voix.
- Hélas, j'appartiens à un autre tableau, mais nous nous reverrons sans doute : nous attendrons longtemps encore ensemble, j'apporterai du thé, nous boirons des infusions parfumées, connaissez-vous l'arôme des fruits de la passion ?...

Je sortis du tableau en secouant les derniers éclats de peinture, en proie à un léger vertige.
J'ôtai mon tablier, j'allai dans la cuisine, et... je découvris qu'il manquait les trois-quarts du gâteau au chocolat et à la meringue !
Une envie de meurtre m'inspira de barbouiller le tableau afin d'effacer toute trace du banc et de la dame restée seule à présent.

Mais je me retins : c'était vraiment un bon tableau.


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