Elle venait tout juste d'emménager dans l'immeuble, et souvent frappait à ma porte me demander des clous, ou un peu de sucre, ou un conseil...
Je remarquai qu'elle ressentait justement de graves et urgentes pénuries de matériel, lorsque Émilien se trouvait chez moi :
- Tiens, Émilien, vous êtes ici ? Je voulais justement demander de l'aide pour accrocher un abat-jour... Je vois que Niki est occupée, pourriez-vous venir, vous ?
Et Émilien courait aussitôt au secours de cette adorable voisine...
Parfois Juliette s'installait chez moi avec un tricot incohérent et informe dont elle était très satisfaite et pensait achever avant l'hiver prochain, et pendant que je peignais, elle me racontait ses journées...
Cette journée par exemple, dit-elle, commença comme tant d’autres.
Juliette se leva, se doucha, s’habilla, avala en vitesse quelques biscuits et rangea brièvement le désordre de son appartement - elle était pressée ce matin-là...
Puis elle sortit en fermant la porte à clé.
Elle avait coutume de descendre les escaliers afin de quitter l’immeuble, mais ce jour-là, les escaliers s’entêtèrent à ne vouloir que monter. Elle ne disposait d’aucune autre option, et dut donc monter en leur compagnie, sans avoir la moindre idée de cette nouvelle direction.
Et bien, elle arriva dans un grand salon, tout bordé de géraniums en fleurs.
Un monsieur âgé très long et mélancolique vint au-devant d’elle et lui chuchota :
- Mettez donc des patins, vous allez rayer le plancher !
Juliette voulut répondre qu’elle n’avait fait que suivre les escaliers, mais il esquissa un saut sur le côté et prit la fuite.
Et c’est alors qu’entra une dame dans un hideux tintamarre de cloches boiteuses, le cheveu maigre et empesé, la bouche serrée, glacée et crispée, les yeux brouillés par de larges lunettes aux montures orgueilleuses.
- Puisqu’on vient de vous dire de mettre des patins, qu’attendez-vous mademoiselle ?
Juliette fixait la racine de ses pieds sans comprendre : il n’y avait pas de plancher, le sol était recouvert de vieux tapis râpés aux tons moroses et chagrins. Cette dame si désagréable lui rappelait quelqu’un...
- Excusez-moi madame... Que signifie tout ceci ?
- De quoi parlez-vous, mademoiselle ?
- Depuis que je suis sortie de chez moi ce matin, rien ne se passe comme d’habitude...
La dame se mit à hennir de rire.
- Ce qui se passe, mademoiselle ?
Juliette fouillait chaque neurone de son cerveau : où avait-elle déjà vu cette dame ? Ne ressemblait-elle pas étrangement à cette détestable surveillante générale que redoutaient toutes les lycéennes de son âge autrefois ?
- Toujours dans les nuages, je vois, constata la dame si acide. Ainsi, vous ne comprenez pas ce qui se passe, mademoiselle ?
- Non... non, bredouilla Juliette.
Elle n’osait regarder la dame grincheuse et aigre. La surveillante-générale ! Bien sûr, c’était elle, la surveillante générale ! Mais, se disait Juliette, j’ai quitté le lycée depuis des années ! Je suis maintenant adulte. Je détiens un poste important, dans une entreprise importante, avec des gens importants..., et j’ai un rendez-vous important dans une demi-heure !
Juliette venait de vérifier l’heure sur sa montre, et culbutait à présent dans un chaos de panique.
La dame ricanait plus fort :
- Je vais vous dire ce qu’il en est, mademoiselle, vous ne vous êtes pas réveillée ce matin, mademoiselle, vous dormez encore, mademoiselle...
- Mais je suis adulte !
- Prouvez-le ! Réveillez-vous !
“Réveillez-vous... réveillez-vous... réveillez-vous...”
Juliette était pourtant certaine de s’être réveillée ce matin... Elle sentait encore sur la langue le goût âpre du café qu’elle avait bu dès son lever, justement afin de balayer les derniers grains de sommeil.
Elle fixait sa montre, furieuse de voir une réalité si inquiétante qui ne pouvait convenir à la rêverie ! Un cauchemar peut-être ? Juliette ne savait vraiment plus que faire. Si ! D’abord sortir d’ici, prendre un taxi et foncer à son bureau, elle pouvait encore y arriver à temps, et si monsieur Dubichou, avec lequel elle avait ce rendez-vous, arrivait avant elle, Claire, sa secrétaire, saurait bien le faire patienter. Allons, rien n’était perdu. Un sursaut d’optimisme rafraîchissant encouragea Juliette.
- Écoutez, dit-elle avec détermination à la dame-surveillante-générale, d’abord, cessez de me parler sur ce ton, et, veuillez m’indiquer la sortie, je dois me dépêcher pour ne pas arriver en retard à un rendez-vous très im-por-tant...
La dame quitta son maintien corrosif, se fit presque aimable pour montrer à Juliette une porte au bout d’un couloir. Puis elle devint même amicale et lui souhaita bonne chance en lui serrant la main. Juliette ne s’attarda pas à cette mue soudaine, elle ouvrit la porte et sortit.
Les escaliers descendaient normalement à présent, à son grand soulagement. Dans la rue, elle trouva vite un taxi, indiqua l’adresse de son bureau, et enfin rassurée put se détendre. “Je dors encore, je ne me suis pas réveillée ce matin, quelle plaisanterie !
La surveillante générale ne savait pas comment m’expliquer cette situation bizarre, c’est tout, heureusement que j’ai eu la chance de trouver tout-de-suite un taxi, j’arriverai à temps à mon rendez-vous... zut, encore un feu rouge... et des travaux maintenant ! Quelle lenteur... si je disais au chauffeur d’aller plus vite, cela ne changerait rien certainement...”
Malgré tout, le taxi parvint à destination ; elle paya la course au chauffeur et crut remarquer à ce moment-là que c’était le même monsieur âgé, long et mélancolique qui lui avait recommandé il y peu de temps, de mettre des patins. Mais le taxi s’éloignait, elle secoua sa vision qui s’effaçait déjà.
Arrivée à son étage, elle croisa des collègues, échangea de brefs saluts avec les uns et les autres. Claire, la secrétaire, n’était pas dans son bureau. “Sans doute est-elle descendue à la poste, pensa Juliette”. Monsieur Dubichou n’allait pas tarder à arriver, et Juliette compulsa le lourd dossier de ce client.
Certains détails la préoccupaient, il fallait qu’elle demande à Claire de lui préparer des documents. Envahie d’un doute subit, elle se rendit dans le bureau attenant où Claire faisait habituellement son travail. Ouf, se dit Juliette, son sac est là, elle est donc arrivée ce matin, elle va revenir d’une seconde à l’autre...
Juliette réintégra son bureau et se coula dans l’étude du dossier Dubichou.
- Bonjour Mademoiselle, fit enfin une voix riante derrière la machine à écrire, j’étais à la poste, avez-vous besoin de moi ?
Juliette se sentit plus légère ; allons, cette matinée au début cagneux se déroulait à présent suivant le quotidien rassurant.
- Bonjour Claire, voulez-vous venir ici, il me faut des documents pour le dossier Dubichou, il va arriver d’un instant à l’autre...
Déjà la secrétaire se tenait à ses côtés, et Juliette finissait de noter quelques remarques sur une feuille de papier.
- Il me faut les deux documents de la banque, et...
Juliette avait levé la tête et clouait un regard abasourdi sur la silhouette de Claire ! Sa secrétaire était une jeune fille d’à peine vingt ans, jolie, moderne, coquette, gaie.
Juliette tentait de déchiffrer le changement. Aujourd’hui, Claire était vêtue d’une robe stricte et terne qui l’accablait. Son visage, habituellement rehaussé d’adroites touches de fard, était pâle, vierge de tout maquillage et sombrait dans une fadeur gênante. Son allure, toujours svelte et élancée, se recroquevillait à présent, se brouillassait comme un mensonge courbe et lourd...
- Vous... vous êtes malade ? bredouilla Juliette très mal à l’aise.
- Pas du tout, répondit Claire de sa voix joyeuse de tous les jours.
- Vous... vous... Quelque chose a changé en vous...
Claire riait :
- Mais non. Je vais vous apporter les documents. Ah, voilà monsieur Dubichou ! Bonjour monsieur Dubichou, comment allez-vous ? Entrez donc, Mademoiselle Juliette vous attend...
Juliette avait rencontré monsieur Dubichou à diverses reprises. C’était un homme rond, rose, sympathique et cordial, menant ses affaires avec simplicité, plaisantant avec chacun, jouant de son intelligence fine et subtile pour mener toute négociation à son avantage.
Juliette eut l’esprit tout griffonné lorsqu’elle aperçut monsieur Dubichou, et sentit qu’elle allait éclater en sanglots. En fait, c’est ce qu’elle fit ; ah non, elle n’en pouvait plus !
Monsieur Dubichou se précipita vers Juliette :
- Mademoiselle Juliette, qu’avez-vous ? Quelque chose ne va pas ?
Juliette jeta des larmes blessées dans le creux de son mouchoir :
- Vous, monsieur Dubichou, vous... Juliette hoquetait entre deux pleurs. Vous, c’est vous que j’ai vu ce matin chez la surveillante-générale… Vous me disiez de mettre des patins…
- Oui, et alors ? C’est cela qui vous fait pleurer ? Pourtant je crois me rappeler que vous n’aviez pas suivi mon conseil ?
Sa voix s’était faite accusatrice :
- Vous n’avez pas mis les patins, au risque de rayer le parquet, n’est-ce pas ?
Juliette en avait assez de tout cela. Elle se moucha énergiquement, s’essuya les yeux et fixa monsieur Dubichou avec colère.
- Vous n’êtes pas monsieur Dubichou, vous êtes un imposteur, et je vous reconnais à présent, vous aviez porté plainte contre moi l’an dernier, parce que je chantais en revenant d’un concert...
Monsieur Dubichou arrangeait sa longue stature et étira son air mélancolique :
- Il était minuit passé, et vous chantiez fort et faux...
- Mais c’était du Mozart, et vous ne dormiez pas, vous étiez à ce même concert...
- Et alors ? Aviez-vous le droit de chanter faux ? Demandez à votre secrétaire, vous verrez...
Claire entrait justement avec les documents que Juliette lui avait demandés. Juliette s’énervait de plus en plus, ce n’était plus le moment de s’occuper du dossier Dubichou. Et qu’arrivait-il à Claire ? Elle mettait des lunettes maintenant ? Et pourquoi s’était-elle coiffée ainsi, c’était trop laid, ça la vieillissait horriblement, elle ressemblait même à...
- Madame la surveillante-générale !
Claire, riait encore, mais son rire s’encombrait de petites pointes épineuses et stridentes qui écorchaient Juliette. Celle-ci se sentait redevenue petite fille, titubant dans un monde d’adultes écrasant et bien trop grand pour elle.
La secrétaire-surveillante-générale se pencha vers Juliette et la toisa :
- Alors, mademoiselle, qu’attendez-vous, mademoiselle ?
- Attendre quoi, balbutiait Juliette qui se retenait pour ne pas mettre son pouce en bouche.
- Qu’attendez-vous pour vous réveiller, mademoiselle... vous réveiller... vous réveiller...
- Me réveiller ? Suis-je adulte ? Oui, n’est-ce-pas ? Dites, s’il-vous-plaît ?
Le faux monsieur Dubichou et la fausse secrétaire échangèrent un regard circonspect. Ils s’éloignèrent et, lui tournant le dos, entamèrent un débat virulent mais bref. Puis sans dire un mot ils quittèrent le bureau, et Juliette se retrouva seule.
- Mais où sont-ils ? Claire ? Et mon rendez-vous important ? Et monsieur Dubichou? Je dors encore ? Mais non, je suis... adulte... je suis... adulte...
Juliette se réveilla, se leva, se doucha, s’habilla. Elle avala en vitesse quelques biscuits et rangea brièvement le désordre de l’appartement - elle était pressée ce matin-là...
Au moment de sortir et de fermer la porte à clé, elle se souvint du rêve étrange qui avait précédé son réveil. Puis elle sourit et haussa les épaules. “Quelle bêtise, se disait-elle, bien sûr que je suis adulte !”
Et elle descendit les étages en glissant sur la rampe, tapissant les escaliers de copeaux de rire...
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