Et c'est ainsi qu'il alla se présenter dans une Grande Société, au sujet d'une annonce qui venait de paraître dans le journal :
- Je me présente au sujet de l’annonce, dit-il au bureau des emplois.
Une dame crêpelée et très gaie le félicita en cliquetant de rire, et lui demanda quel poste il espérait.
- Voici, expliqua-t-il, je cherche un coin de liberté... et j’ai pu lire cette annonce parue dans le journal, là :
“Société... blabla... cherche jeune homme compétent, blabla... situation stable, blabla et blablabla... liberté d’action ! Vous voyez ? Il est écrit : liberté d’action !
- Oh, que vous êtes drôle, lui riait-elle, vous cherchez un coin de liberté chez nous ? Son visage était bousculé de rire mais elle finit par y poser une légère compresse de nuage pour l’atténuer. Voyons jeune homme, reprit-elle plus sage, vous ne trouverez dans cette Société qu’une liberté bien maigrelette ! Vous travaillerez sous les ordres de personnes exigeantes, vous serez soumis à des horaires stricts, on vous surveillera...
Émilien épousseta sa déception. Il remercia la dame crêpelée et très gaie, sortit et marcha longtemps.
Puis il s’assit sur un banc, dans l’allée d’un parc fleuri, et aborda un pigeon qui prenait son casse-croûte devant lui :
- Veuillez m’excuser, mais vous, vous savez certainement où trouver un coin de liberté, n’est-ce-pas ?
Le pigeon mâchouillait sereinement sa tartine et agita un peu ses ailes :
- Un coin de liberté ? Mais mon pauvre humain, pourquoi saurais-je moi, où le trouver ce coin-là ?
- Tiens donc, parce que vous êtes un oiseau ! Tout le monde sait que les oiseaux volent dans les airs ; quelle liberté est la vôtre..
.
- Pensez-vous ! Le pigeon bruissait ses ailes de dépit et de colère. Et les chats, avez-vous pensé aux chats ? Et les chasseurs, et les autres prédateurs, avez-vous pensé à eux ? Et le gel l’hiver, les frimas, la famine, hein ?
Le pigeon laissa une toute petite fiente sombre pour bien marquer sa désapprobation et se dandina vers une autre tartine.
Le jeune homme aperçut alors quelqu’un qui le fixait d’un air bizarre.
Un personnage famélique et mal rasé, l’œil au vague et la bouche emmêlée, s’approcha de lui et demanda la permission de s’asseoir à ses côtés. Il s’exprimait d’une voix très basse :
- Je vous ai entendu parler à ce drôle d’oiseau... Vous cherchez un coin de liberté, c’est bien cela ?
Émilien confirma.
- Écoutez-moi bien, reprit le personnage famélique, allez donc chercher parmi les fous... Vous verrez... Je sais ce que je dis, je suis fou moi-même.
- Oh, quelle chance, je suis ravi de vous connaître. Et alors ?
- Comment “et alors” ? Je suis fou, donc je suis libre, bien sûr !
Mais Émilien n’était pas convaincu par cet axiome.
- Fou ? Libre ?
- Mais oui ! Avez-vous déjà passé un moment en compagnie de fous ?
- Non...
- Vous avez tort, ce sont des gens très sensés, contrairement à ce que l’on croit... Et de plus, ils sont libres eux ! Libres ! Parfaitement ! Oui, le monde “normal” écrase l’homme sous des piles de codes moraux, de règles de savoir-vivre, d’éducation, dont le fou fait fi, lui ! Allez, allez à l’asile, jeune homme, vous y trouverez votre coin de liberté !
Et sur ce il s’envola en criant : “Je suis un avion de chasse, surtout ne m’abattez pas...”
Peu après, Émilien le vit se mettre en vrille et plonger dans l’étang, au fond du parc.
Dommage, pensa-t-il, il volait bien pour un avion de chasse...
Le jeune homme ne tarda pas à repérer un hôpital où l’on soignait des fous.
Les médecins l’écoutèrent avec enthousiasme et déclarèrent son cas tout à fait inédit et passionnant.
Ils décidèrent d’un commun accord de l’enfermer sur-le-champ :
- Un psychophénomène...
- Un complexcentrique...
- Un caractéramphigourique...
- Un schizophrénigmatique...
Et ils conclurent, en bavant de rire tous ensemble sur le dossier d’Émilien :
- Il cherche un coin de liberté !!!
Il se retrouva alors en compagnie de quelques malades d’idées.
- Que venez-vous faire ici, lui demanda l’un d’eux, vêtu d’une tunique en soie molle ?
- Je cherche un coin de liberté...
- Comme c’est intéressant ! Venez, que je vous présente. Voici “le muet”, il a décidé de faire fortune, et depuis il ne parle plus. Ah, voici “le Martien” ; il parle lui, mais on ne le comprend pas, approchez-vous de lui...
Le jeune homme s’avança vers un personnage à la longue chevelure rose.
Celui-ci fixait le plafond avec passion, et lui disait :
- ⊆∋∠ÝΦϑØÿ∃βŠ€ßÑ⊆∀λ...
- Vous voyez ?
Émilien était ébahi. Quelle population extraordinaire était regroupée là !
Soudain il vit “le Martien” se colorer en bleu, et une forte lumière clignoter sur le milieu de son front.
- Regardez...
L’homme vêtu d’une tunique de soie molle, esquissa un signe d’impuissance.
- Ce n’est rien, il fait sa crise.
- Comment ? Mais ce type dit vrai, c’est un extraterrestre !
- Je sais, mais les médecins ne sont pas d’accord, ils lui ont fait avaler des comprimés, et depuis, ils vont mieux.
- Ah ? Et vous, questionna le jeune homme, pourquoi êtes-vous là ?
- Moi ? Moi, je ne suis fou, je suis venu l’hiver dernier pour réparer la tuyauterie du service, et on m’a oublié.
- Et vous n’avez rien dit, vous n’avez pas demandé à sortir ?
- Jamais de la vie ! Ici, je suis nourri et logé, on s’occupe de moi, et... je ne manque pas de distractions !
Il avait rassuré Émilien, ici, on pouvait tout faire. Et le jeune homme avait essayé, timidement d’abord, en jetant son assiette de soupe par terre.
Personne ne chuchota aucune remarque, et les fous applaudirent. Ensuite, il lacéra les draps de son lit, et les fous applaudirent de nouveau.
Puis il brisa une chaise contre le mur, et les fous applaudirent encore, mais personne ne soupira la moindre réprobation.
Plus tard, il déambula tout nu dans les couloirs, les fous applaudirent plus fort, mais on le laissa faire.
Émilien était heureux, ça y est, se disait-il, j’ai trouvé mon coin de liberté !
Il déchira ses connaissances de grammaire et parla en mots falsifiés. Il se débarrassa de sa politesse, se mit à manger salement sous la table, se mouchait dans ses poches, cessa de se laver, de changer son linge...
Il cassa encore une chaise, puis une autre et une autre encore et encore.
Les infirmiers perdirent patience, et finirent par intervenir. On l’attacha sur son lit, on lui fit des piqûres et il chuta dans une semi-inconscience, lourde et douloureuse.
Il se réveilla le lendemain en sanglotant : son coin de liberté ne pouvait être ici. Lorsqu’on le libéra, il se doucha, se rasa, et s’habilla proprement, puis il déclara aux médecins qu’il désirait chercher ailleurs son coin de liberté.
On lui remit son bulletin de sortie, au grand regret des malades ; ce jeune homme rêveur qui cherchait son coin de liberté en brisant des chaises, les avait bien amusés...
Émilien ne savait plus où aller. À nouveau il s’assit sur l’un des bancs du parc. Le personnage famélique, fou et avion de chasse était toujours là.
- La dernière fois que nous nous étions rencontrés, ne vous avait-on pas abattu ? interrogea le jeune homme.
- Pensez-vous, je ne me laisse pas abattre pour si peu ! Et vous ? Cherchez-vous encore votre coin de liberté ? Oui ? Alors, regardez cette jeune fille qui passe...
Émilien regarda la jeune fille, et la trouva fort jolie.
Le fou-avion de chasse l’invita à s’asseoir un moment en leur compagnie.
- Ce jeune homme-là cherche un coin de liberté, qu’en pensez-vous Mademoiselle ?
- Moi aussi je cherchais autrefois un coin de liberté, murmura-t-elle, un univers de douceur au bout de son regard.
Émilien se redressa et la dévisagea avec une grande curiosité :
- Et vous l’avez trouvé ? Où ? je vous en conjure, dites-le moi...
- Il ne faut plus chercher Monsieur, dit-elle au jeune homme ému, il vous faut vivre maintenant...
Il se pencha vers elle :
- S’il-vous-plaît, apprenez-moi...
- D’accord, accepta-t-elle.
Et ils s’en allèrent ensemble vers la première leçon.
L’avion de chasse fou les vit partir, se frotta les oreilles de joie, et échangea une poignée de main avec un pigeon qui mâchouillait une tartine devant le banc.
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