Plus tard, il devint celui qui fait la queue derrière vingt autres personnes et qui, lorsqu’il arrive à la caisse (après une interminable attente), voit le guichet se refermer...
Il devint celui qui cède poliment sa place à l’entrée de l’autobus, à une dame enjôleuse ou à un vieux monsieur tremblotant, et qui au moment de monter à son tour, entend le conducteur lui crier “complet !”, en refermant les portes sur lui...
Il devint celui qui rentre chez lui muni d’un achat fait dans la ville voisine, et qui découvre en ouvrant les paquets, que le vendeur avait omis d’y joindre le fil électrique (ou la notice explicative, ou les vis correspondantes, ou tout autre objet nécessaire qui l’obligera à retourner dans ce magasin - situé dans la ville voisine, ne l’oublions pas...).
Aujourd’hui, Émilien est venu dans ce grand ensemble commercial pour la première fois. L’un de ses amis y a ouvert un magasin où l’on peut trouver tout le matériel de jardinage. Émilien porte des soins tendres à chacun des pots de fleurs qui garnissent son appartement, et a décidé, sur les conseils de cet ami, de faire chez lui ses emplettes. Mais Émilien a trouvé le magasin clos, et une petite affichette :
Content pour son ami, déçu pour lui-même, Émilien s’est promené plus d’une heure encore dans cette immense Galerie Marchande. Il commençait à ressentir un peu le tournis de cet espace géant, de la foule, du bruit, des soubresauts de musique hurleuse entrecoupée d’annonces publicitaires ou d’appels réitérés aux mamans (de la petite Corinne ou de la petite Sylvie ou du petit Michel) qui étaient priées de venir récupérer leur progéniture, au Bureau des Objets et Enfants Trouvés...
Il était tard à présent, et Émilien se sentait las. Il venait d’arriver à l’une des portes du second étage, lorsqu’un haut-parleur annonça que cette issue n’était plus en fonction ; on demandait aux visiteurs d’emprunter l’une des sorties du premier étage. Docile, Émilien se rendit au premier étage, s’approcha de l’une des portes, lorsqu’un écriteau lumineux s’alluma pour indiquer qu’elle était hors-service... Le même manège se renouvela chaque fois qu’il se présentait devant l’une des sorties.
Émilien était doté d’un heureux caractère, et depuis toujours habitué à ce genre de déboires.
Il empailla donc sa bonne humeur pour la conserver intacte, et observa autour de lui ; il dénicha une famille de cinq individus, tous chargés de paquets, et qui de toute évidence, étaient sur le point de quitter le Centre Commercial.
Émilien attrapa un petit air de rien du tout, distrait, nonchalant, le regard tout à fait autre part, et marcha à hauteur de cette famille en sifflotant du coin de ses dents... Il arriva en même temps qu’elle devant la porte, mais sa ruse ne lui servit guère : le haut-parleur annonçait que cette issue était bloquée, la direction du Centre s’en excusait et tra-la-lère...
Le chef de famille, un homme très rouge, très suant et très gros, qui portait les paquets les plus lourds, se mit à jurer et à acquérir la couleur d’un steak en début de cuisson. Il donna le signal à sa femme et à ses enfants de le suivre vers la porte suivante, mais là aussi se répéta le même scénario.
Il jura plus fort encore, et jeta à Émilien un lourd regard soupçonneux. Émilien lui, tentait de s’estomper plus encore, retenait sa respiration, et continuait à suivre cette famille. Devant la troisième porte infranchissable à laquelle tout le groupe se heurtait, le monsieur très rouge, très suant et très gros, s’en prit directement à Émilien, avec dans la voix des inflexions de tempête épouvantable :
- C’est vous, n’est-ce-pas ?
- Moi, dit Émilien la mine aussi sotte que possible ? Moi ? Que voulez-vous dire ?
- Vous le savez bien, accusa le chef de famille.
Émilien tenta de nier, mais c’était trop évident... Il fit alors un signe affirmatif du menton et s’éloigna d’eux. Il les vit réussir, sans lui, leur quatrième tentative sans encombre.
De l’autre côté de la porte vitrée, le chef de famille adressa à Émilien un pied de nez vengeur et vainqueur.
Sans vrai espoir, Émilien déambula d’une issue à l’autre, mais n’eut aucun succès.
Les visiteurs se faisaient de plus en plus rare, les lumières des magasins s’éteignaient, les couloirs se vidaient...
Émilien s’assit sur un banc. Il en avait ras-le-bol de cette malchance qui s’agrippait à lui en toute occasion. C’est vrai quoi ! Zut !
- Allons, jeune homme, que vous arrive-t-il ?
Émilien sursauta. Qui lui parlait ? Il n’avait aperçu qui que ce soit à cet étage !
- Ici, sous le banc..
.
Émilien se pencha et identifia une chaussure neuve en soie claire, à fin talon.
- Excusez-moi, lui dit-il, je ne vous avais pas vue...
- Oh, cela ne fait rien, je n’ai pas une grande pointure, à peine un petit 37, alors...
- Vous êtes très belle, dit encore Émilien, qui s’en moquait totalement.
- Je pense bien ! Je suis une chaussure de soirée, vous savez...
- Bien sûr, bien sûr...
Émilien se préoccupait davantage de sortir de là.
- Que faites-vous ici, demanda la chaussure neuve ? Il ne reste plus personne je crois...
- Ah, laissez-moi tranquille, voulez-vous !
Émilien regretta son mouvement d’humeur ; il expliqua à la chaussure de soirée que les portes se bloquaient dès qu’elles le voyaient approcher : il ne pouvait plus sortir ! La chaussure neuve en soie claire réfléchit, et déclara fièrement :
- Je connais, moi, une sortie que vous pourrez emprunter sans difficulté...
- Vraiment ? Alors, qu’attendons-nous ? Allons-y !
- Allons-y...
La chaussure de soirée avançait devant Émilien, à petits pas lents et heurtés.
- Vous ne pourriez pas aller plus vite ?
- Je voudrais bien vous y voir, se plaignit-elle, je suis une chaussure neuve, figurez-vous ! Et regardez mon talon, essayez donc de marcher là-dessus...
Émilien sourit ; sa curiosité s’était éveillée :
- Vous habitez ici ?
- Oui, je loge à “La Chausserie”, au septième étage, vous connaissez ?
- Non. Et vous êtes seule ? Les chaussures que je connais vont toutes par paire...
- Oui... mais ma sœur est sortie avec un sabot tout à fait infréquentable, alors qu’elle est si jolie... Autant que moi, mous sommes jumelles ! Bref, nous nous sommes un peu disputées, et...
Pendant qu’elle racontait, et qu’Émilien écoutait avec attention, ils se rapprochaient d’une issue ouverte, prévue pour le passage des marchandises. Ils étaient devenus bons amis lorsque Émilien parvint à quitter le Centre Commercial, grâce à la chaussure neuve de soirée, pointure petit 37.
Elle proposa même de l’accompagner jusque chez lui, et Émilien lui offrit de la transporter dans sa poche, ce qu’elle accepta avec joie et soulagement.
En chemin, ils rencontrèrent la sœur jumelle de la chaussure neuve à fin talon.
Elle était accompagnée d’un sabot qui se traînait lourdement à ses côtés, et qu’elle traitait de tire-motte, de claque-boue et de pousse-gadoue. Le sabot rougissait puis finit par se fâcher :
- Ben, puisque c’est comme ça, moi je m’en vais, vaniteuse ! Allez, adieu !
Et il tourna talon de bois, en maugréant : “ Quelle mijaurée, j’aurais mieux fait d’inviter l’une de ces aimables petites bottes en caoutchouc...”
Ils arrivaient chez Émilien. Il promit aux deux sœurs qu’il retournerait leur rendre visite à la Galerie Marchande, maintenant qu’il était assuré de pouvoir en sortir, et ils se quittèrent avec regret...
Les plombs sautèrent dès qu’Émilien voulut allumer la lumière de son appartement. C’était fréquent et il ne s’en émut nullement. Il venait de se cogner le coude droit dans l’obscurité, lorsqu’on frappa à la porte. Émilien ouvrit à une ravissante jeune fille.
- Excusez-moi, monsieur Émilien, dit-elle de sa voix de framboise, je suis la nouvelle locataire de l’étage du dessus, et je viens de découvrir cette merveilleuse paire de chaussures de soirée sur votre palier... Savez-vous à qui elles appartiennent ? Oh, j’aimerais tellement m’en acheter de pareilles, c’est exactement le modèle que je cherche depuis longtemps déjà...
Émilien contemplait la jeune fille ; elle ressemblait à une héroïne de son enfance, une fée ou une princesse, d’une beauté de diamant brûlant.
- A qui appartiennent-elles ? parvint-il difficilement à prononcer. A moi… je... enfin non...
- Regardez, s’exclama la jeune fille avec joie, c’est exactement ma pointure !
Elle les mit à ses pieds et fit quelques pas dansants. Émilien dut reconnaître que ces chaussures semblaient faites pour elle. Il remarqua le sourire heureux des deux sœurs jumelles, et décida :
- Vous pouvez les garder, dit-il à la jeune fille, elles n’appartiennent à personne...
- A personne ? Vraiment ? Oh... Comment vous remercier ?
La jeune fille lui sauta au cou et lui frôla la joue d’un baiser de satin. Puis, les pieds chaussés des chaussures neuves, elle glissa d’un pas aérien vers les escaliers, et regagna son étage en chantonnant.
“Tiens, dit Émilien pensivement en rentrant chez lui, la lumière s’est rallumée...”
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