Gopou l'horloger était l'être le plus grognon de toute la région. Les habitants du village évitaient ses mauvaises humeurs et les orties de son caractère ; acculé dans une solitude terne, il glissait chaque jour davantage dans la morosité.
Un jour frais et dynamique de cette fin du mois d'avril, il découvrit un jeune caillou rond et lisse, alors qu'il se baissait pour détordre le bas de son pantalon.
Le jeune caillou rond et lisse ne se montra pas rétif aussi Gopou put-il le mettre sans encombre dans sa poche, pensant l'apprivoiser un jour prochain.
C'était un tout jeune caillou orphelin et très bavard. Lorsque Gopou arriva chez lui, il mit le jeune caillou lisse et rond sur une chaise et ce dernier, déjà accoutumé à l'ambiance des lieux, se présenta.
Il raconta son enfance dans la nature cabotine et barbare où, très vite, il développa un caractère fort mal élevé, mais précisa-t-il, qu'il s’efforçait de corriger.
Il parla des brins d'herbe moqueurs, des sauterelles joueuses, des fourmis belliqueuses et des coccinelles enjôleuses...
Puis il entama un long monologue où il révéla son opinion concernant le symbolisme de la linguistique, les conjonctures de la probabilité existentielle et des exigences du rythme synthétique moderne, sujets qui le préoccupaient douloureusement.
Gopou écoutait à peine, trop occupé à grogner et à réparer une pendule laide et souffreteuse.
Le lendemain de très bonne heure, le caillou lisse recommença à discourir et Gopou ronchonna avec humeur :
- Silence, fit-il brièvement, mais énergiquement.
Le jeune caillou bavard se tint coi ; "Pas question se disait-il, de me faire rejeter dans le sentier sclérotique où Gopou m'a trouvé ; chez lui je suis à l'abri des rhumes de l'hiver, des frissons du vent, des rhumatismes de la pluie, des suées de la canicule..."
Gopou prit le caillou lisse avec lui ce matin-là, en se rendant à son atelier d'horlogerie. Il le déposa à l'entrée du magasin, près de la caisse.
Le charcutier, le beau Jojo, entra et clama suivant son habitude impétueuse :
- Bonjour tout le monde !
Le beau et jovial Jojo, riait tout le temps de tout et du reste et des autres, et sa belle humeur accusait celle de l'horloger, sévère comme du marbre piétiné.
Le charcutier Jojo aperçut le jeune caillou lisse et s'émerveilla de son teint soigné :
- Tiens Gopou, tu as pris un caillou chez toi, c'est bien, cela te fera de la compagnie, il a l'air gentil ?
- Trop bavard, grogna Gopou.
- Trop bavard dis-tu ? Voyons... Alors petit caillou, c'est vrai ?
- Je le crains, répondit le caillou lisse et rond en rougissant. Que voulez-vous, j'ai grandi très seul au pied des planètes, absorbé par un quotidien vague et flou où se côtoyaient des êtres inanimés dépourvus d'âme et de santé. Mon éducation lyrique s'est limitée à l'écoute du monde et je ne...
- D'accord, d'accord j'ai compris, interrompit le beau Jojo en riant dans ses joues, bon, je vous laisse tous les deux, bonne chance Gopou, et il s'en alla, gardant sa gaieté épinglée sur le tablier.
Une minute après pénétra l'épicière, une dame fort distinguée dont on racontait qu'elle faisait venir ses toilettes de la Capitale. Elle s'enquit dès l'entrée du magasin de l'horloger :
- Dites, cher Monsieur Gopou, cela est-il vrai ? Vous avez un caillou rond chez vous m'a-t-on dit ? Oh, je le vois, qu'il est mignon...
- Trop bavard, grignocha Gopou.
- Vraiment ?
L'épicière ne semblait pas croire que cela pouvait être vrai ni que cela pouvait être un reproche.
- Gnoui, groncha Gopou...
Puis arrivèrent ensemble la fleuriste et sa fille, une délicieuse personne d'une vingtaine d'années, rose, sucrée et acidulée comme un citron en velours ; elles avaient entendu la nouvelle : Gopou avait adopté un jeune caillou lisse et rond.
Entrèrent à leur tour l'instituteur, le facteur, sa femme, leurs deux plus jeunes enfants, la sœur de sa femme, l'oncle Germain le retraité, Gisèle-Anne la libraire, un militaire, un mendiant, le cordonnier, le vitrier et sa fiancée, le teinturier, la caissière du guichet de la gare, Jojo le charcutier à nouveau, accompagné cette fois de son épouse. Gopou continuait à grognoucher, tout de même assez épaté de ce qu'il lui arrivait : Rares étaient les gens qui osaient s'aventurer dans le magasin, son humeur de pierre tombale ôtait toute envie de se trouver en sa compagnie.
Gopou faisait mine de ne rien remarquer et continuait à triturer un coucou suisse déjà peu présentable et boiteux, en émettant avec conviction des grognassements qui voulaient bien dire ce qu'ils voulaient dire ! Néanmoins il se sentait ému de l'intérêt naissant qu'on lui manifestait grâce au caillou lisse.
Des gens continuaient à entrer dans le magasin et à s'agglutiner devant la bonne mine du caillou lisse et rond, échangeant force conseils en vue d'améliorer son intégration chez l'horloger. Le jeune caillou se sentait affreusement gêné d'être ainsi au creux de toutes ces sympathies ; il se taisait à fond, bien trop épouvanté à l'idée qu'en prononçant un mot, cela encouragerait un supplément d'égards envers lui !
Gopou venait de réussir à recoller les débris de son coucou suisse qui ressemblait à présent à une menace de déflagration atomique imminente. Il épiait de temps en temps le groupe des villageois, et croisa soudain le regard de la fille de la fleuriste.
Il sentit d'un coup ses artères qui trébuchaient dans son corps dans le tintamarre d'une éruption volcanique. Son cerveau fondait sous la lave fiévreuse et un moment, il sembla en parenté avec le coucou suisse.
Il se camoufla derrière la menace helvétique en attendant de reprendre un aspect normal, puis parvint à coincer sur ses lèvres un sourire gentil (venu on ne sait d'où), s'éclaircit la voix en expulsant les brins de grognements qui risquaient de subsister encore et s'adressa à toutes les personnes tassées dans l'entrée :
- Mesdames, messieurs, puis-je vous aider ?
La foule se pétrifia d'étonnement. Gopou sourit ? Gopou parle sans grognimacer ? Et gentiment qui plus est ? C'était encore plus palpitant que la présence de ce caillou lisse chez lui et valait bien la peine que l'on discute de ça plus en détail...
Les gens sortirent après un dernier coup d’œil au jeune caillou et au sourire inouï de Gopou ; ils se regroupèrent sur la place de la Mairie devant un bistrot qui ajouta tables et chaises, et aussitôt retentit un lourd brouhaha de commentaires sur les derniers événements stupéfiants de la journée.
Chez Gopou, il ne restait plus grand monde, le charcutier lorgnait avec beaucoup d'amitié le jeune et lisse caillou rond et lui faisait maints signes de complicité.
La fille de la fleuriste s'attardait :
- Monsieur Gopou, j'ai là une montre qui n'est pas toujours à l'heure, qu'en pensez-vous ?
Gopou tenait le ravissant poignet de la jeune fille avec précaution.
- Mademoiselle, je vous remettrai cet horaire incorrect au jour du printemps, j'y planterai des minutes fleuries, des aurores de rosée, des matins ensoleillés, des jours de bouquets de marguerites, des nuits d'étoiles filantes, des années de paysages de rires...
La jeune fille écoutait les rêves et son sourire éclata en gouttes d'or.
Le jeune caillou lisse essaya d'attirer leur attention :
- Dites, et moi ?
- Toi, dirent-ils ensemble ? Dans un jour comme demain, la place d'un jeune caillou rond et lisse est au cœur de l'avenir...
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