Les escargots sauvages
Niki Vered-Bar

La manie du temps

Chapitre 13

J
’ai connu personnellement une vieille dame adorable, qui ne sortait jamais sans parapluie l’hiver, même lorsque le ciel maintenait sa limpidité tout au long de la journée, ni sans ombrelle l’été, même lorsque des sanglots de nuage camouflaient le soleil. J’ai aussi connu un monsieur qui sans cesse vérifiait le contenu de ses poches en carillonnant de panique :
« Mes clés ! Quelqu’un a-t-il vu mes clés ? Où est passé mon portefeuille ? Ouf, voici mes cartes de visite ! Oh non, mon mouchoir ! J’ai oublié de prendre un mouchoir... »
Beaucoup de gens ont des manies...

Gisèle avait la manie de l’exactitude.
Dès la sonnerie de ses multiples réveille-matin, elle dévalait ses journées dans la hantise d’arriver à l’heure exacte à chaque étape de son emploi du temps.
Elle vérifiait à tout instant l’heure sur chacune de ses montres, pendules, et horloges...

Elle se rendait à pied à la librairie où elle travaillait, se permettant de loin en loin, quelques brisures de temps d’avance. Mais jamais, jamais (depuis le jour où, à l’âge de neuf ans, elle se vit refuser l’entrée en classe à cause d’un petit retard anodin), jamais elle n’arrivait après l’heure, nulle part.
Gisèle se grignotait d’effroi à chaque rendez-vous loin de chez elle, car cela l’obligeait à abandonner la destinée du temps aux caprices instables de la circulation, de la mécanique, et des chauffeurs d’autobus.

Elle confiait parfois ses difficultés à des amis, et chacun affirmait posséder la seule recette infaillible apte à la guérir...
- Il faut absolument que tu arrives en retard, exprès ! soutenait son amie Laurine. Au moins une fois. Après, tu t’y habitueras...
Gisèle n’était pas convaincue.
- Mais si, tu verras, insistait Laurine ! Convenons de nous rencontrer demain soir à 19 heures 30, au salon de thé en face de la mairie. Et fais un effort, arrive en retard !
Gisèle promit d’essayer.
Elle se tourna et se retourna dans son lit toute la nuit, dévorée de cauchemars menaçants.
Le lendemain, elle se rongea de calculs d’une complexité ténébreuse.
« Voyons... il me faudra arriver à 19 heures 40 pour être suffisamment en retard, donc, je quitterai la librairie à 18h55. Si je prends l’autobus de 19 heures, il parviendra à destination vers 19h30 ou même 19h35, avec la circulation ; à moins que je n’y aille à pied... Bon, si je pars à pied, en marchant assez doucement, il faudra que je sorte vers... »
En fin d’après-midi, elle était d’une nervosité telle, qu’elle fit tomber une dizaine de livres qui logeaient sur l’étagère consacrée à l’agriculture ; ils en furent tout étourdis et étonnés, peu habitués à une maladresse pareille. Il y eut même une page blessée dont Gisèle redressa le pli sans accorder la moindre parcelle d’attention à ce qu’elle faisait.

Dès six heures et demie le soir, elle ne tenait plus en place. Elle se disait, qu’après tout, elle ferait mieux de quitter le magasin et marcher lentement, en s’arrêtant à chaque vitrine. Elle ferma donc la librairie, et se mit en route, à tout petits pas mesurés. « J’ai le temps, se disait-elle, après des dizaines de consultations auprès de sa montre, j’ai le temps, je vais ralentir le pas... »
Elle parvint au lieu du rendez-vous six minutes avant l’heure fixée. Elle rebroussa chemin, fatiguée d’angoisse, s’assit sur un banc pour se reposer, se releva aussitôt, irritée, crispée jusqu’au col de son chemisier blanc crème. À dix-neuf heures trente, pile, elle était à nouveau devant le salon de thé, prête à tourner en rond une fois de plus.
Manque de chance, Laurine, qui était d’habitude une joyeuse et insouciante adepte du retard chronique, arriva justement à cet instant-là.
Elle découvrit une Gisèle toute prête à craquer en larmes, haussa des épaules consternées en répétant à mi-voix : « cas perdu, oui, cas perdu... »

Une autre amie lui conseilla d’aller chez le médecin :
- C’est nerveux. Quelques tranquillisants remettront ton métabolisme perturbé en état !
Gisèle se rendit chez son praticien qui, après l’avoir écoutée exposer son cas, bâilla en cachette et lui donna les coordonnées d’un confrère instruit en traitement des grippes de l’âme, qui peut-être...
Le confrère était très attentif, hochait la tête de ci et là, pour bien souligner sa compréhension profonde et professionnelle. « Enfin, pensa-t-elle, je vais certainement me débarrasser de cette manie... » Gisèle se sentit vite à son aise ; ici, on la comprenait, on la soutenait...
Elle se détendit, respira sereinement, allongea ses jambes. Elle raconta une nuée d’anecdotes où la minuterie excessivement impeccable de toutes ses activités jouait le rôle principal. Mais là, dans ce fauteuil, elle était libre de toute entrave de honte... Le thérapeute des âmes grippées souriait, encourageait d’une moue complice et amicale, et Gisèle parlait, parlait :
- …Je mis plus de temps qu’il ne fallait, vous comprenez, alors…
- Alors, nous allons nous en tenir là pour aujourd’hui !
Il venait de frôler discrètement d’un œil la montre murale accrochée derrière Gisèle, et ajouta :
- Bien, bien ! Mademoiselle, les cinquante minutes de consultation sont achevées, nous continuerons donc la prochaine fois...
Gisèle entendit crisser dans sa tête le bourdonnement de milliers de cloches. Elle se redressa en se retenant de crier « ding-dong, ding-dong... »
Elle ne retourna jamais plus chez lui...

On lui donna le nom d’un magnétiseur, et elle s’y rendit : il agitait ses mains vers elle, en lui demandant sans cesse ce qu’elle ressentait... Excédée, elle finit par répondre qu’elle sentait qu’il était temps qu’elle s’en aille.

Un ami lui avoua que lui aussi était comme « ça » autrefois.
- Et comment as-tu fait pour guérir ? de l’espoir tout neuf dans la voix.
- J’ai suivi les mêmes conseils de désintoxication que pour le tabac : mais au lieu de jeter des paquets de cigarettes, je me suis débarrassé de toutes les montres que j’avais chez moi ! Il faut de la volonté, de la motivation, de la persévérance...

Elle suivit son conseil, empila dans un carton tous les mécanismes d’horlogerie qui encombraient son appartement, et le remisa dans le coin le plus obscur du grenier. Très vite, elle se sentit en état de « manque ».
Elle souffrait de nausées, de frissons, se sentait fiévreuse… Son poignet, les murs, la table de chevet, celle du salon, les étagères, étaient tous d’une nudité pitoyable et douloureuse. Sans en prendre conscience, elle composa le numéro de téléphone de l’horloge parlante : « au quatrième top, il sera exactement... »
Elle raccrocha vivement, avec effroi.
Elle passa une nuit blême épouvantable, se leva toute chiffonnée dès les premiers toussotements de l’aube, et sortit de chez elle, vacillante, ne croisant sur sa route que quelques éboueurs qui remuaient des poubelles en somnolant encore.

Les multiples horloges de la librairie étaient toutes à leur place, et elle put ainsi découvrir l’heure : Il était à peine six heures...
Gisèle sanglota amèrement.

« Cas perdu... » avait dit son amie Laurine...
« Les cinquante minutes sont achevées... » avait dit le spécialiste des âmes grippées...
« Il faut persévérer... » avait dit l’adepte des cures de désintoxication...

Gisèle décida de changer radicalement de méthode.
Elle récupéra dans son grenier toutes les montres et pendules, les remit à leurs places, et courut chez Gapou l’horloger s’acheter trois nouvelles montres, et un colossal réveil aux aiguilles phosphorescentes.
Quand on lui demandait où elle en était de ses tentatives de guérison, elle répondait avec assurance et bien-être qu’elle avait largement le temps d’y songer...


→ Chapitre 14 | ← Retour à la rubrique

Logo Intéa
Mise en page & soutien technique :
Intéa, IA complice.