Le dico fou

Chapitre 14

’aimais me rendre à la librairie ; j’y allais souvent, sans désir de lecture particulier, pour le bouquet des livres, pour la saveur des pages imprimées, pour la chanson du papier, pour le canevas des écrits...

Un jour, Gisèle me reçut en larmes.
- Ah ! Niki, je suis si contente de te voir...
- Et c’est pour ça que tu pleures ?
- Non, non, si tu savais... C’est à cause du petit dictionnaire... Il est devenu fou !

Cela avait commencé de manière bien imprévisible, un jour un peu pluvieux : dès l’aurore mouillée, le petit dictionnaire de la langue française s’était mis à divaguer.
Il trébuchait sur les mots, écorchait les verbes, martyrisait les noms propres, faisait des pirouettes de mots cassés.
- Je fais des girouettes, disait-il, des alouettes, des galettes de pois cassés...
- Non, des pirouettes de mots cassés.
- Des cacahouètes de pots tassés... Des camionnettes en tôle froissée… Des amulettes en soie dorée… Des marionnettes de beaux casse-pieds… Des pâquerettes enlacées...

Le petit dictionnaire fut soumis à des tests divers. Une dizaine de gros volumes, des ouvrages médicaux spécialisés, étudièrent son cas, et le petit dictionnaire leur livra les secrets de son enfance :
- J’ai commencé par la lettre « A » ce qui m’a beaucoup motivé : ardeur, amour, aventure, acharnement, amusement...
Les gros volumes soupiraient.
- Puis j’ai tenté avec inquiétude la lettre « B » : bagarre, brancard, bastonnade, baïonnette, bulldozer... « C » m’a charmé : culot, carillon, cotillon, cajolerie, chanson... « D » m’a déçu : dégoût, dépit, déshonneur, défaite, discordance... « E » m’a enthousiasmé : entrain, espoir, escale, escapade, estime... « F » m’a fatigué : faim, flatterie, fureur, fastidieux, fourberie...
Les gros volumes échangèrent des signes d’inquiétude. Le petit dictionnaire continuait ses divagations en tournicotant des mots en noms insensés :
- Je pianote des chansons rythmées, je sirote des boissons glacées, je récolte des moissons fanées, je suçote des bonbons sucrés, je tricote des galons dorés, je pilote des camions blindés, je crachote, je toussote, je sifflote, je mégote, je papote, je radote... »

Les livres médicaux consultés se refermaient avec découragement.
- Nous ne savons plus que faire, disaient-ils...
- Ils ne savent plus que faire, ils n’aspirent qu’à tout défaire, ils cassent tous les verres, ils ne bavent plus qu’en l’air, ils recrachent tout par terre, ils ne parlent que de guerre, il me tarde d’être au vert, ils me tapent sur les nerfs... »

Certains ouvrages tentaient encore de découvrir le remède :
- Il faudrait lui remettre les lettres en place.
- Et les mots.
- Mais comment faire ?

Un travail de rééducation et d’apprentissage fut étudié. Il fallait réapprendre au petit dictionnaire toutes les lettres, les ordonner à nouveau, leur redonner leur sens légitime.
Une petite encyclopédie fut engagée à cette entreprise. Aux côtés du jeune dico, elle lui expliquait patiemment le sens des mots, et il répétait avec elle son enseignement.
Après quelques séances, il se sentit beaucoup mieux et, bien vite, il guérit et put réintégrer son étagère, aux côtés de la petite encyclopédie...

Gisèle retrouva sa sérénité, et les livres de la librairie leur entrain de mise en page érudite et joyeuse...

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Poème : Le dico fou