Il avait raison, mes peintures se vendaient mal...
Je savais d’avance ce qui allait se passer : le directeur de la Galerie regarderait avec beaucoup d’attention quelques échantillons de mes œuvres, des photographies, quelques toiles, il émettrait de temps en temps des petits « hon, hon » appréciateurs, et même des « ah, oui ! » satisfaits.
Peut-être même me féliciterait-il en me disant que j’étais une artiste incroyablement douée…
Et au moment où je virevolterais joyeusement dans le soleil, perdue dans un songe glorieux, il pousserait un soupir de grande affliction amère :
- Quel talent ! Mais je ne peux rien vous commander… Comme c’est dommage... Voyez-vous, cela ne se vendra pas ! C’est navrant, vraiment, quel dommage, quel dommage...
Je le consolerais, reprendrais mon dossier de travaux et rentrerais chez moi…
Bah ! Je chassais le tourbillon de moucherons noirs qui planaient au-dessus de nos têtes ; ils s’éclipsèrent dès que je me mis à rire :
- Et alors ? C’est aussi merveilleux de vivre dans l’espoir qu’un jour... un jour...
- D’accord ! dit Émilien en riant aussi. Après tout, le Salon durera une quinzaine de jours, j’essaierai d’y retourner avec toi.
Le lendemain donc, je partis à mon rendez-vous avec le directeur de la Galerie d’Art. On m’avait dit : « soyez à l’heure ! »
- À quelle heure ?
- Aucune importance, celle que vous voulez pourvu que ce soit une heure convenable…
J’étais donc arrivée en avance.
On m’introduisit dans une salle d’attente. C’était une vaste pièce bien claire où patientaient déjà deux dames, une petite fille et un monsieur un peu rond.
L’une des dames, dont la chevelure insubordonnée débordait d’un large chapeau jonché de fleurs obèses, me déclara avec vivacité :
- Vous passerez après moi, je suis arrivée ici bien avant vous !
Je l’assurai que j’attendrai mon tour.
- Je ne connaissais pas cette salle d’attente, ai-je dit aux autres. C’est la première fois que je viens ici.
Le monsieur remonta ses lunettes sur le nez, tentant vainement de rectifier la monture disjointe qui laissait glisser un verre sur la joue, alors que l’autre verre remontait au-dessus du sourcil.
- Enchanté ! me dit-il, d’un air enchanté. Je viens ici souvent, l’endroit est propre, assez chauffé, les sièges sont commodes. C’est préférable lorsqu’on attend longtemps.
- Qu’attendez-vous ? lui demandai-je.
- J'attends de grandes choses ! Je sais, il faut de la patience, j'attends cela depuis des années ! Mais, je suis confiant, de grandes choses finiront bien par arriver et je veux être présent à ce moment-là ! Et vous ?
- Je suis un peu en avance, alors j’attends que le temps passe…
- Et après ? Lorsque le temps aura passé, que ferez-vous ?
- Oh ! Le passage du temps ne se fait pas si vite... Le temps passe lentement lorsqu’on attend.
- Moi, dit la deuxième dame qui tricotait de la fine laine verte, je suis déjà venue trois fois dans cette salle d’attente. Il est vrai que cette pièce est confortable... mais je n’aime pas la moquette...
Toutes les paires de yeux se baissèrent pour observer la moquette qui pâlit d’embarras.
- Mais elle est très bien cette moquette ! lança d’un ton courroucé la dame au large chapeau. Qu’avez-vous donc contre elle ?
- Rien, répondit tranquillement celle qui tricotait. Rien…
Elle réfléchit quelques secondes et ajouta :
- Elle n’est ni belle, ni laide, juste insignifiante comme un galet sur une plage bretonne… Je ne l’aime pas, c’est tout !
- Vous ne l’aimez pas !
La dame chapeautée en fut dramatiquement vexée, comme si elle avait choisi elle-même la moquette, comme si elle l’avait créée de toutes pièces… Le monsieur changea de place et vint s’asseoir à côté d’elle. Il lui chuchota à l’oreille des choses qui parurent beaucoup la divertir. Elle camoufla un rire crachotant derrière sa main, puis se présenta aux autres :
- Jeanne-Camille, je m’appelle Jeanne-Camille !
Elle demanda à la dame qui tricotait de la laine verte la permission d’occuper le siège à côté d’elle, et toutes deux entamèrent un débat embroussaillé et nébuleux concernant les avantages des aiguilles dures sur les aiguilles souples.
La petite fille n’avait ni bougé ni parlé jusque-là. Elle était assise très droite, presque rigide, les mains le long du corps, la jupe lissée sur ses jambes, le chemisier aux manches longues sans un faux pli. Je m’étais d’abord demandée si elle était un moulage en plastique ; mais non, son regard en constant mouvement prouvait qu’elle vivait. Elle observait tout avec un sérieux loin de son âge.
Le monsieur un peu rond me sourit, et je lui confiai que j’avais l’intention d’attendre le plus possible.
- Bravo ! fit-il.
Il enleva ses lunettes, tordit un peu les branches dans l’espoir d’améliorer le déséquilibre lamentable de la monture, et fut fort embêté du résultat : les deux lentilles frôlaient à peine son champ de vision.
- Vous verrez, me dit-il en confidence, rien de tel qu’un moment passé en salle d’attente : cela revigore, stimule et tonifie...
La petite fille bougea imperceptiblement et se tourna vers moi :
- Madame, est-ce que tu es intelligente ?
Je me sentis rougir comme un coup de soleil. Tous les yeux me fixaient.
Quand on vous pose une question embarrassante, rien de tel que d’essayer de gagner du temps.
- Que… que veux-tu dire ?
Mais la petite fille insistait :
- Est-ce que tu es intelligente ?
Je me sentis tout à coup si stupide, que je ne pouvais plus rien répondre.
J’étais, à ce moment-là, bête, plus bête que je ne l’avais jamais été dans ma vie, amputée de tout discernement, de toute souplesse d’esprit, de toute subtilité. Que vouliez-vous que je réponde ? Avant cette question, j’étais intelligente, sans aucun doute… Je me trouvais même franchement géniale en certaines occasions, mais je ne pouvais pas dire cela. Oh non ! Plus maintenant que cette odieuse petite fille venait de faire fondre toute ma confiance en moi et mes finesses de raisonnement…
La gamine n’avait pas bougé d’un pouce, elle était seulement un peu plus tendue, en attente de ma riposte.
Je regardai les autres en espérant peut-être un secours de leur part, une aide quelconque, mais ils faisaient corps avec l’enfant.
Je l’observai plus en détail. « Elle n’est pas jolie pour un sou, me disais-je, elle a de vilaines dents, les oreilles décollées et des cheveux qui ressemblent à des crins de chèvre ! »
Ils attendaient tous ma réponse.
Je me levai, mue par une impulsion étrange et prête à me lancer dans un long discours. Mais je restai bouche bée, incapable de prononcer le moindre mot : j’étais devant un tribunal qui me jugeait. De quoi donc étais-je accusée ?
- D’être stupide !
- De rêver !
- D’être une étrangère !
Et voilà... Ils avaient raison !
J’avais tendance à confondre rêve et réalité et à disloquer le réel.
Je ne voulais pas qu’on découvre que je vivais sur un autre espace, en parallèle, et que le monde des autres était décalé par rapport au mien. Que dire ? Passer aux aveux ? Quelle serait alors ma place au creux du monde ?
Mon silence s’éternisait…
Heureusement, l’attention du prétoire fut détournée. Une musiquette persifleuse parvint du dehors et se rapprochait. Une jeune fille fit son entrée en poussant une table roulante. La salle d’audience redevint une banale salle d’attente :
- Bonjour, bonjour tous, désirez-vous quelques biscuits ? Gâteaux ? Cacahouètes ? Jus de fruit ? Chocolats ?
La dame au tricot posa son ouvrage et acheta des bonbons à la menthe.
La gamine prit des caramels ; elle en mit un dans sa bouche et le suçota en émettant des petits gargouillis mouillés qui m’irritèrent. J’avais envie de lui en faire la remarque, mais finalement je ne dis rien.
- Merci mesdames, monsieur, dit la jeune fille en esquissant une volte-face acrobatique, je reviendrai tout à l’heure ou une autre fois...
Je craignais que le tribunal ne se recompose mais tous, sauf la gamine, semblaient avoir oublié l’épisode précédent. Elle, la sale gosse, cherchait à capter mon regard que j’écartais autant que possible du sien. Je me levai et, pour avoir une contenance, je me tins devant la fenêtre et fis semblant de m’absorber par ce qu’on voyait au-dehors.
Hélas, mon manège tourna court car je finis par m’apercevoir qu’il n’y avait aucune fenêtre dans cette pièce. Je retournai m’asseoir.
Finalement, c’est Jeanne-Camille qui me tira d’affaire. Elle demanda à la petite si celle-ci n’avait pas de devoirs à faire. Rappelée à l’ordre, la gamine prit le cartable qui était sous son siège, lissa sa jupe, tira sur l’une des manches de son chemisier et se dirigea vers la porte.
Avant de quitter la pièce, elle vint vers moi et me chuchota à l’oreille :
- Moi, je dis plein de bêtises…
Chacun émit un soupir de soulagement lorsque la porte se referma sur elle.
- C’est mieux ainsi, dit la dame au tricot en prenant un autre bonbon. Oh ! ajouta-t-elle, mon mari va bientôt rentrer, il faut que je m’en aille.
Elle semblait subitement effroyablement pressée, emmêlait les fins fils de laine verte en chiffonnant son ouvrage ; elle jeta le tout n’importe comment dans son sac et courut, plus qu’elle ne marcha, vers la porte. Elle paniqua, parce qu’elle ne réussit pas à l’ouvrir, et se mit à marteler de ses poings le bois de l’huisserie, en criant aux autres de l’aider.
Je vins à son secours :
- Vous voyez, lui dis-je, c’était ouvert, il fallait tourner la poignée ainsi...
Mais la dame était déjà sortie, laissant derrière elle des effluves de menthe sucrée...
Jeanne-Camille hoqueta d’un rire claquant, tout hérissé de grêlons glacés.
- Dommage, dommage... Les aiguilles molles ont des inconvénients, d’accord, mais...
On frappa à la porte. Un gentil chef de gare fit son apparition.
- Excusez-moi, gens dans l’attente, quelqu’un parmi vous désire-t-il un calendrier ?
Je fus la seule à en demander.
- Vous faites bien, dit-il en me remettant un exemplaire. Il n’est pas de cette année, mais il contient un grand choix de saisons. Vous ne risquez pas de vous ennuyer ! Vous verrez, au fil des mois, les commencements sont au bout. Quelqu’un désire-t-il prendre le prochain train ?
Nous avons tous fait des signes de dénégation.
Le gentil chef de gare remercia et s’apprêta à s’en aller, lorsque Jeanne-Camille déclara avec véhémence :
- Attendez ! Un train partira-t-il bientôt ?
- Bien sûr ! Si vous le désirez, oui, pourquoi pas ?
Le monsieur un peu rond aux lunettes de guingois s’informa :
- Ah ? Madame Jeanne-Camille, vous prenez le train ?
Mais Jeanne-Camille s’emporta, s’énerva, s’agita, parvint néanmoins à retenir au dernier moment la plus grasse des fleurs de son chapeau qui tentait de profiter de cette effervescence pour s’enfuir :
- Je ne sais pas, moi, Monsieur ! Je n’ai pas de projet aussi précis, moi, Monsieur ! J’improvise ma vie sur des sursauts spontanés, moi, Monsieur ! Sur des idées qui charpentent ma conduite, moi, Monsieur ! Sur des rêves qui fondent mes décisions, moi, Monsieur ! Je suis une primesautière, moi... Hé bien d’accord, vous m’avez tous convaincue, je ne prendrai pas le prochain train...
Le gentil chef de gare lui serra la main avec respect, et salua les autres de sa casquette.
Lorsque le gentil chef de gare sortit de la salle d’attente, le monsieur se leva.
- Moi aussi, je dois m’en aller et remettre les pendules à l'heure avant ma prochaine visite ici... Ah ! Le temps passe si vite...
- Oh non, suppliai-je, restez encore un peu...
Flatté, le monsieur se rassit, me coulant au passage un sourire crémeux.
- Bien, si vous le désirez... après tout, le temps, n’est ce pas ?
- Vous avez bien raison ! approuva Jeanne-Camille. Le temps, le temps, ah... Aimez-vous descendre les escaliers à l’envers ?
- Ma foi... oui... dit en hésitant le monsieur, comme tout le monde, mais je dois dire que cet acte implique une grande restriction d’énergie incompatible avec le profit de temps qui, pour être retourné, n’est pas pour autant exact à la minute près...
Nous nous sommes regardées, Jeanne-Camille et moi, un peu surprises.
- Le temps que chacun de nous passe dans la contemplation excessive de sa mémoire, continuait le monsieur, transgresse les règles simples, mais efficaces du temps qui passe, du temps que l’on perd, et du temps des cerises !
- Du temps des cerises ?
- Excusez-moi, c’était un lapsus... je ne sais plus où j’en suis... dit le monsieur en me regardant avec contrariété. Vous m’avez troublé ! se justifia-t-il. Vous n'avez pas le même temps que nous ! Je vois bien... Si cela se trouve, vous allez au rythme des saisons !
Jeanne-Camille me toisait, elle aussi, avec reproche.
- Quand on vient dans une salle d'attente aussi bien fréquentée que celle-ci, on se comporte comme il faut. On prend le temps comme il vient, on ne le bouscule pas ainsi, me blâma-t-elle.
- C’est exact, ajouta le monsieur, et il fit une fois de plus le geste de redresser la monture de ses lunettes, mais celle-ci craqua de dépit et les deux verres tombèrent sur la moquette. Vous voyez ? m’accusa-t-il encore.
Il ramassa les deux lentilles intactes et les mit dans sa poche, puis quitta son siège avec mauvaise humeur, et alla occuper celui qui se trouvait à plus grande distance du mien.
- Tss tss tss, fit Jeanne-Camille en me regardant avec réprobation, c’est bien ennuyeux, quel gâchis...
Je me sentais de plus en plus incommodée par ces réprimandes.
- Vous êtes injustes tous les deux, leur dis-je. Votre temps est falsifié, je vous le laisse.
Je me levai, innocente victime de leur mal-être, et sortis, le calendrier sous le bras, en leur adressant mon salut le plus gracieux.
« Attendez, c’était pour rire ! » ai-je entendu crier derrière la porte, mais j’avais déjà atteint la sortie...
Dehors, je me sentis toute contente de cette première expérience.
« C’est vrai, me disais-je, je me sens en pleine forme, j’y retournerai ! Il faudra bien d’ailleurs car j’ai complètement oublié mon rendez-vous... ».
Je déposai le calendrier chez moi sur une étagère où il resta longtemps oublié.
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