Turlubuc, Maître du Chaos Officiel
C
’est donc la mèche rebelle oscillant au gré des courants d’air, les mains enfoncées dans ses poches avec l’attitude désinvolte du type qui n’a jamais rempli un formulaire de sa vie, que Turlubuc se présenta devant la Commission des Grandes Destinées.
Une instance ultra-sérieuse, composée de cinq éminents fonctionnaires, chargée de décider ce que chaque citoyen ferait de sa vie.
Turlubuc s’affala sur la chaise bancale qu’on lui désigna, s’étira légèrement et esquissa un sourire qui n’avait rien d’innocent.
Le président du comité, un homme à la moustache bien taillée et au froncement de sourcils breveté, consulta un dossier déjà alarmant de densité.
Il racla la gorge :
— Monsieur Turlubuc, nous avons attentivement étudié votre parcours.
Turlubuc acquiesça gravement.
— Ah oui ? Et alors ?
— Alors... Vous avez été renvoyé de votre école pour trafic illicite de bonbons périmés.
— Une incompréhension.
— Vous avez ensuite été exclu d’un camp de vacances pour avoir organisé une loterie truquée sur les corvées de vaisselle.
— Un simple malentendu.
— Enfin, votre dossier mentionne que vous êtes l’inventeur d’un dispositif révolutionnaire appelé... "Le téléphone en dérangement perpétuel", qui a provoqué une panne généralisée dans votre quartier.
— Une expérimentation scientifique !
Le président ferma le dossier d’un geste sec.
— Nous devons vous assigner un rôle utile à la société. Que comptez-vous faire de votre avenir ?
Turlubuc haussa un sourcil.
— J’ai un grand projet.
Les fonctionnaires retinrent leur souffle.
— Je vais réhabiliter la Science des Loisirs.
Silence total.
Le président cligna des yeux.
— La… quoi ?
Turlubuc bomba le torse :
— La Science des Loisirs, Monsieur. Nous vivons dans un monde où l’on court après l’utile, mais personne ne s’occupe du futile ! Et pourtant... qui, dans cette salle, peut prétendre n’avoir jamais sonné chez un inconnu avant de s’enfuir en courant ? Qui n’a jamais rempli un sac de pétards pour foutre le feu à une poubelle ? Qui n’a jamais placé une pièce de monnaie sous un chewing-gum sur le trottoir pour observer les passants s’y coller les doigts ?
Une gêne palpable s’installa autour de la table.
L’un des fonctionnaires, jusqu’ici discret, se renfrogna :
— Je… je n’ai jamais fait ça !
— Mensonge ! l’accusa aussitôt Turlubuc, pointant un doigt accusateur.
— Non ! protesta l’homme, rouge écarlate. Enfin… peut-être une fois. Mais c’était… pour des raisons anthropologiques !
Un autre, le vieil examinateur courbé aux lunettes épaisses, toussota nerveusement.
— Bon, euh… mais… tout cela ne constitue pas une science, monsieur Turlubuc.
— Ah non ? rétorqua Turlubuc, s’échauffant. Qu’est-ce que l’Histoire, sinon une collection de farces grandioses ? Qu’est-ce que la stratégie, sinon l’art d’inventer de nouvelles excuses crédibles ? Que serait la philosophie, sans l’art de tourner en rond pour ne rien dire d’utile ?
Le président soupira profondément.
— Monsieur Turlubuc… il semble que votre talent premier soit de semer le chaos méthodique.
— Exactement ! répliqua fièrement Turlubuc.
Le président échangea un regard avec ses collègues.
Un murmure inquiet parcourut la salle :
— On en fait quoi, de celui-là ?
— Le ministère de l’Éducation ne va jamais l’accepter…
— Dans la fonction publique ? Impossible !
— Et si on le collait à la surveillance des transports en commun ?
— Vous plaisantez ? Il serait capable de mettre des poils à gratter sur les sièges du bus !
Finalement, après une intense concertation, le président toussota et déclara solennellement :
— Monsieur Turlubuc, après mûre réflexion, nous avons décidé de vous affecter à un poste correspondant à vos compétences.
Il tendit une enveloppe scellée.
Turlubuc l’ouvrit et lut à voix haute :
"Objet : Affectation Officielle. Monsieur Turlubuc, nous avons l’honneur de vous nommer Responsable des Plaisanteries Gouvernementales Involontaires."
Il releva la tête, un sourire en coin.
— Je suis fait pour ce job.
FIN ? Peut-être pas…