L
orsque le proviseur annonça que M. Turlubuc assurerait le cours de littérature ce matin, une vague d'interrogation secoua la classe. Ce nom était inconnu, et les professeurs remplaçants réservaient souvent des surprises. Mais personne, absolument personne, ne pouvait prévoir l'ampleur de la catastrophe à venir.
8h01 : Entrée en scène de M. Turlubuc
Vêtu d'un veston trop grand, les cheveux en bataille et une sacoche en bandoulière, M. Turlubuc entra en classe avec l'assurance d'un homme qui n'a aucune idée de ce qu'il fait, mais qui le fait quand même. Il posa ses affaires sur le bureau, jeta un regard inspiré à ses élèves et, sans préambule, annonça :
— Aujourd'hui, nous allons étudier
La Métamorphose de Kafka. C'est une œuvre fascinante qui parle de transformation, d'évolution, et surtout de la grandeur du changement.
Un silence perplexe s'installa. Transformation ? Évolution ? Certains élèves jetèrent un coup d'œil à leur exemplaire du livre, vérifiant qu'ils n'avaient pas pris le mauvais.
8h05 : Turlubuc réinvente Kafka
— Pour comprendre cette œuvre, poursuivit Turlubuc, nous devons explorer le thème des métamorphoses dans la littérature. Qui peut me donner un exemple célèbre de métamorphose ?
Un élève leva timidement la main.
— Gregor Samsa se réveille transformé en insecte ?
Turlubuc sourit largement.
— Exactement ! Mais pas seulement. Nous pouvons aussi penser à Cendrillon, qui passe de domestique à princesse.
Une rumeur inquiète se répandit dans la classe. Cendrillon ? Un autre élève tenta une objection :
— Mais Monsieur, ce n'est pas vraiment la même chose... Gregor Samsa n'est pas... heureux de sa transformation.
Turlubuc agita la main d'un air dédaigneux.
— Détails, détails ! L'essence est la même ! Il subit un changement radical, tout comme Cendrillon ! D'ailleurs, dans les premières versions du conte, elle se transformait peut-être en scarabée avant que le carrosse n'arrive !
Le chaos intellectuel venait d'être officiellement déclaré.
8h15 : Une expérience scientifique
— Pour mieux comprendre La Métamorphose, j'ai préparé une expérience scientifique qui va nous éclairer !
Il sortit de sa sacoche un bécher, un flacon de vinaigre et une cuillère de bicarbonate de soude.
— Nous allons assister à une transformation en direct ! annonça-t-il avec enthousiasme. Regardez bien : tout comme Gregor Samsa qui se transforme en cafard, cette solution va changer sous nos yeux !
Il versa le vinaigre, ajouta le bicarbonate et observa la mousse jaillir en un bruit pétillant. Soudain, une réaction plus violente que prévu se produisit : un jet de mousse s’échappa du bécher avec un bruit de geyser, éclaboussant la table et envoyant une odeur piquante dans toute la classe. Une épaisse fumée blanche commença à se répandre.
Les élèves, outrés et déconcertés, se mirent à siffler et hurler, certains reculant précipitamment, d'autres riant nerveusement. Mais ce qui aurait pu n'être qu'un incident mineur prit une tournure dramatique lorsqu'un produit inconnu, manifestement introduit subrepticement par un élève facétieux, entra en réaction avec le mélange. Un grondement inquiétant retentit, et la fumée se fit encore plus dense, emplissant la salle d'une brume oppressante.
— Voyez ! Une métamorphose chimique ! Nous venons d’assister à un phénomène kafkaïen ! s’exclama Turlubuc, triomphal.
8h20 : Un vacarme inquiétant et intervention du proviseur
Alerté par le brouhaha et la fumée qui s'échappait dans le couloir, la porte s'ouvrit brusquement et le proviseur apparut, les bras croisés, jetant un regard froid à la scène du carnage. Derrière lui, on apercevait quelques élèves curieux et une femme de ménage paniquée, agitant un chiffon devant son nez.
— M. Turlubuc... puis-je savoir ce que vous faites ?
Turlubuc, sans se démonter, lui tendit une éprouvette.
— Nous vivons la métamorphose, cher Monsieur ! Vous voulez essayer ?
Le proviseur devint blême et prit une profonde inspiration avant de tonner :
— Mais, nom d'une cacahuète, Monsieur Turlubuc, savez-vous au moins qui est Kafka ?
Turlubuc fronça les sourcils et répondit, sûr de lui :
— Bien sûr que oui ! Kafka, l'un des plus grands philosophes des Lumières !
Un silence horrifié s'abattit sur la salle.
Le proviseur cligna plusieurs fois des yeux, espérant que son cerveau lui jouait un mauvais tour.
— Kafka... des Lumières ?!
— Tout à fait ! s'exclama Turlubuc. Son traité sur la métamorphose de l'esprit humain et son combat contre les moulins bureaucratiques sont des classiques du XVIIIe siècle !"
Le proviseur inspira profondément, tentant de contenir l’explosion neuronale imminente.
— Kafka... écrivain du XXe siècle... autrichien... pas philosophe, pas des Lumières, et certainement pas engagé dans un combat contre des moulins ! Vous le confondez avec qui ?!
Turlubuc hocha la tête, faussement compatissant.
— Oh, je vois, vous êtes de ces puristes qui refusent d’admettre que Kafka et Voltaire partageaient les mêmes idées ! D’ailleurs, ne dit-on pas que
Candide et
Le Procès sont en réalité la même histoire, mais racontée sous deux angles différents ?
Un élève au fond de la classe, la tête entre les mains, souffla :
— Kafka doit se retourner dans sa tombe...
Mais Turlubuc, lui, n'était pas en reste. Il attrapa une craie et traça un immense "KA FKA = LUMIÈRES" sur le tableau.
— Vous voyez ? Kafka éclaire nos esprits, il apporte la lumière, tout comme Rousseau et Montesquieu ! D’ailleurs, si on y réfléchit,
Le Château est une parfaite métaphore de
L’Esprit des Lois !"
Le proviseur ouvrit la bouche, la referma, puis lâcha, vaincu :
— Monsieur Turlubuc, vous êtes une menace pour la littérature mondiale.
Puis, sans un mot de plus, il pivota sur ses talons et quitta la classe d'un pas chavirant. Quelques minutes plus tard, un message parvint à l'administration : "Le proviseur prend un congé maladie pour une durée indéterminée."
Les Turlubucs de ce monde ne devraient jamais être autorisés à enseigner Kafka.
Fin ? Peut-être pas...