Un jour, je suis née.
Je ne le savais pas encore, mais j’étais souvent invisible :
« Attention ma chérie, disait mon père à ma mère, tu as jeté ton manteau sur le berceau ! »
« Ma chérie ! Tu viens de poser la soupière sur la petite ! »
Comme on ne me voyait pas, je développai la puissance de ma voix et réussis à émettre des hurlements pleurnicheurs force 4, décibels déchaînés, que même Tarzan en aurait été jaloux...
La famille dut s’équiper de bouchons d’oreille.
À la maternelle, je n’étais qu’à peine perceptible.
Je ne participais pas et on m’ignora jusqu'au jour où, mue par une force de chameau sauvage, sûre de ma voix hyper développée et bien stridente, je grimpai sur mon pupitre et, toute raide, amidonnée, je déclamai l'œuvre entière de Victor Hugo.
Euh, non, pas l’œuvre entière… je ne pus aller plus loin que les premiers vers car les autres gosses se jetèrent sur moi et je fus vite bâillonnée avec mes chaussettes.
Ce fait me remplit de joie : j’avais donc existé ! j'existais ! et c'est en sautillant, chantonnant, heureuse, que je rentrai chez moi.
Dès le vestibule, ce fut la déconfiture. Des ouvriers venaient de nous installer une nouvelle télévision et avaient jeté négligemment le carton d'emballage sans voir que j’étais pile dessous. Personne ne remarqua quoi que ce soit, alors je ne bougeai pas et décidai de m'endormir tranquillement.
Le lendemain matin, tôt encore, le soleil pointait à peine derrière le baromètre, l’un de mes frères, les yeux tout ensommeillés, baillant à pleines joues, donna un grand coup de pied dans le carton sans savoir que je dormais dedans. L’intensité sonore de mes décibels réveilla la maison et tous se mirent à crier :
- C’est quoi ? Une alarme ?
- Pourquoi personne ne jette ce carton ?
- Est-ce que la télé a été endommagée ?
- Je sens que je vais encore avoir une migraine !
Ce n’est qu’après leur départ que je sortis du carton d’emballage.
L’enfance, l’adolescence, la jeunesse, continuèrent sur le même schéma.
On ne me voyait pas, et lorsqu’on me voyait ce n’était pas moi.
Au lycée, je recevais tous les ans les mêmes annotations des professeurs :
♠ Élève fantôme, ne fait aucune apparition.
♠ Ensemble bien terne, élève peu lumineuse.
♠ Connais pas !
♠ Ne marque pas par sa présence.
♠ L’essence précède l’absence.
Puis vinrent les tentatives de flirt avec les garçons. Aucun d’eux ne m’invitait jamais à danser : je restais toujours sur les bords des pistes de danses, comme une vieille espadrille délavée. Franchement, j’étais plutôt mignonne, souriante, bien épilée, bien coiffée, bien vêtue, propre et tout, non vraiment, j’étais tout à fait dans les critères de mode de cette époque.
Je fis des études de Peinture : J’eus même certains succès quand mes toiles étaient exposées, j’entendais des critiques admiratives : « C’est fort ! ça frôle le génie ! » et quand quelqu’un demandait à l’admirateur ou même aux admirateurs, s’ils allaient acheter une peinture, les réponses étaient aussi vigoureuses que leurs enthousiasmes : « Quoi ? ça ? chez moi ? jamais !!! »
Je me mis à la poésie et je fis pleurer d’émotion plusieurs auteurs qui, s’éloignant de moi, échangèrent entre eux des propos moins élogieux ; « Aucun sens ! manque de rythme ! Triste à mourir ! Discordant ! ». Il y eut même un « Nul à chier ! » accueilli par les applaudissements d’autres poètes emmiellés qui entouraient ce maître. Je rougis.
C’est ainsi que j’en vins à écrire des romans. Ceux qui voulurent bien les lire, grassement payés pour accepter cette corvée furent unanimes : « Le Goncourt ! » « Oui ! oui ! oui ! au moins ! c’est à la fois original, fluide, limpide, passionnant ! » Avec de tels témoignages, ces romans furent publiés. Oui, ils furent publiés… Mais ? mais… Aucun lecteur n’a à ce jour, acheté un seul de mes livres.
Bon, on continue ?
Je fis des sites Internet, des petites œuvres d’art, on y trouvait tout ce que l’on peut chercher sur le Net, que ce soit drôle, absurde, poignant, léger, utile, futile. (nikibar.com) Des tonnes de pages, d’articles, de tout et de tout à foison ! (nikibar.com)
Visiteur : UN. Il se dénonça lors d’un article dans un journal, et avoua, qu’il s’était trompé, qu’il n’avait pas bien vu.
Au demeurant, il a changé de lunettes et jamais plus ne fera cette faute. Il ne lui fallut pas longtemps, expliqua-t-il, pour comprendre que ce site (nikibar.com) ne valait pas un cure-dent et il s’en est aussitôt échappé… »
Je consultai une voyante, Madame Jolivue, de bonne réputation. Elle faisait ses séances chez elle, et me fit entrer dans sa salle bain. Nous nous sinstallâmes, elle sur le bidet, moi sur le rebord de la baignoire. Je l'interrogeai : est-ce qu'elle, au moins, me voyait ? Manque de chance, sa boule de cristal venait de se casser. Elle me dit avec une sincérité émouvante que non, elle ne voyait rien et qu’elle en était désolée, parce qu’elle aurait beaucoup voulu me connaître. Une lumière lumineuse et luminifère s’alluma dans ma tête. Je me mis à pleurer de joie, terriblement émue de rencontrer, enfin, quelqu’un qui aurait aimé faire ma connaissance. En la quittant, elle me dit encore :
- C’est 200 euros !
- Mais vous n’avez rien vu ?
- Je ne suis tout de même pas responsable de votre invisibilité ?
Je n’avais rien à redire à ça. Elle avait raison !
Là où j'habitais, un voisin de palier m'ignorait totalement ; j'esquissais régulièrement un « b'jour ! ;» engageant en passant à côté de lui : il se tournait vers moi, l'œil comateux qui semblait signifier « Est-ce que je la connais ? Où l'ai-je déjà vue ? » Et pourtant, cela faisait des dizaines d’années que nous habitions le même immeuble.
Nous nous croisions pratiquement tous les jours
Un soir, on frappa à ma porte, c’était le voisin : « Excusez-moi, dit-il, auriez-vous un marteau à me prêter ? »
Je lui répondis que j’étais cheffe de gare et le priai de ne pas se pencher parce que la mer était un peu houleuse. »
Il fit automatiquement un pas en arrière, s'excusa et rentra chez lui. Je fermai vite la porte avant qu’il ne découvre qui j'étais.
Je voulais travailler, gagner ma vie, m’acheter des citrons, par exemple.
Oh ! J’avais déjà fait des petits boulots.
J’avais été shampooineuse dans un salon de coiffure, mais on me reprochait souvent de ne pas rincer la cliente et de l’envoyer toute mousseuse dans les mains expertes du coiffeur.
J’ai aussi été serveuse dans un café mais, de temps en temps, je mangeais les mille-feuilles avant de les déposer sur les tables des clients.
J’ai fait partie d’une équipe de peintres en bâtiment. Ce fut mon meilleur job, je ne faisais pas tâche, et parfois on me confondait avec le papier-peint.
Je voulais obtenir un vrai travail, devenir une salariée visible. J’étais sûre d’avoir des compétences, je ne savais pas lesquelles, mais je les avais !
Je vis par hasard une petite annonce qui me parut intéressante.
« Cherchons personne discrète, qui ne se fasse pas remarquer. Bon salaire. »
Je pris contact avec l’annonceur et me rendis à l’adresse indiquée. Un interphone grésilla, je déclinai mon identité et il y eut ce bzzzuing qui signifie que la porte s’ouvre. Je traversai une dizaine de couloirs, des tas de pièces aux dimensions XL, jusqu’au bureau, à droite en sortant de l’ascenseur, au 12e étage. Une sonnette, donc, je sonnai et j’entrai.
La pièce était sombre. Au fond, un homme siégeait devant un immense bureau, un type à droite debout, un autre à gauche, debout lui aussi. Ils se parlaient entre eux, je dis « bonjour », ils ne répondirent pas, je m’assis sur une chaise et eux continuaient à discuter.
Je fis un petit bruit avec ma chaise, histoire d’annoncer : « Ho ? je suis là ! », mais ils continuaient à parler entre eux.
Je sortis une crécelle, une marche turque, un marteau-piqueur, un trombone. J’ai même chanté du Dalida en stéréophonie.
Qu’est-ce que ces trois types manigançaient ? Pourquoi m’avait-on fait venir ? Je ne pouvais distinguer leurs visages. On dirait des gangsters qui échafaudent un plan pour braquer la Banque Nationale.
Bon sang, mais c’est bien sûr ! c’est pour un cambriolage qu’ils cherchent une complice, discrète ! j’entendis dans mes oreilles la chanson du film « Le Parrain ». Je me levai, m’avançai vers eux :
« C’est pour un hold-up ? »
Il se fit un silence froid et navré.
L’un des hommes dit : « C’est qui, elle ? »
Je me présentai :
« La petite annonce ! J’avais rendez-vous. C’est moi l’Invisible Woman !
L’un des types sifflota… Les deux autres se mirent à rire et à me congratuler : « Formidable, vous êtes formidable ! »
Ils me présentèrent un siège et m’expliquèrent :
C’est pour un projet de publicité : « Nous avons besoin de quelqu’un comme vous, invisible, pour incarner un yaourt au goût de vie ! On a déjà eu Vermeer et sa laitière, la mère Denis, George Clooney, Catherine Deneuve, nous recherchons un personnage nouveau, une future vedette mythique, grâce à nos yaourts Youpo-LaVie ! »
Le projet était magnifique : une personne sans beaucoup d’existence, vide comme un pot vide, erre dans la vie, inaperçue. Un jour, cette femme, moi, prend un yaourt Youpo-Lavie, le décapsule et y ajoute une petite potion exquise de vitalité condensée.
Telle une jolie vache, qui observe fièrement son petit veau à peine né (dégoulinant encore de yaourt fermenté), elle pousserait alors un mugissement sonore et glorieux, Alléluia !
La caméra tournait.
La scène se passait en extérieur.
Je suivis le scénario à la lettre...
Elle, la femme invisible au petit pot de yaourt, sentit une mutation incongrue : deviendrait-elle visible ? Attirerait-elle les foules tel un aimant laiteux ?
Soudain, ils étaient là. Les gens. Des dizaines de gens. Des centaines. Des milliers. Assis, alignés, bien droits, sur des pots de yaourts géants, petites cuillères à la main. Tous me dévisageaient. Moi. Moi qui ne me trouvais plus.
Je n’étais plus rien. Quoi ? je n’étais plus transparente ? Juste... exposée comme un dessert en vitrine ?
Je n’avais pas prévu ça et j’ai paniqué.
Ils me braquaient des yeux et même m’applaudissaient.
Non, pitié, pas ça !
Alors j’ai crié :
« Je suis une boîte vide ! Je suis un leurre lacté ! Laissez-moi disparaître ! »
J’étais foutue.
***
La vie est un voyageur qui laisse traîner son manteau derrière lui, pour effacer ses traces.
Louis Aragon
(Les Voyageurs de l'impériale)
Lire : Invisible woman