Zoé n’avait jamais connu ces douces prémices de l’amour que vivaient, en cet instant même, Peggy-Anne et Sébastien. Elle avait déjà cru être amoureuse, plusieurs fois, mais ce n’étaient qu’aventures précaires, émotions fugitives, frustrantes, dénuées de toute intensité, d’émotion et de grandeur.
Elle avait passé une journée tout aussi navrante que la veille,
peut-être même davantage.
Les amis de ses parents, les Gambier, les
avaient invités à bord du yacht qu’ils avaient affrété pour la journée.
Finalement, elle s’était jointe à eux, surtout par curiosité car elle
n’avait jamais participé à ce genre d’équipée. Le yacht était assez
vieillot et de dimension modeste, mais bien pourvu. Au début, Zoé
s’amusa.
Elle se moqua un peu de sa mère qui s’était tout de suite sentie mal. Madame Guillodoux était toujours malade en bateau. Elle le savait et refusait systématiquement tout voyage en mer. Mais cette fois, les siens avaient insisté. Sa sœur lui avait conseillé de prendre préventivement un médicament : « avec ça, tu ne sentiras aucune indisposition… » Elle avait avalé, avant le départ, une bonne dose de comprimés contre le mal de mer. Lorsque, environ une heure après, les cachets firent enfin leur effet, elle ne put lutter contre la somnolence et s’endormit sur le pont, devant la timonerie, d’où elle ne bougea plus jusqu’à la fin du voyage.
Monsieur Gambier proposa aux autres des apéritifs et des amuse-gueules. Madame Gambier mit un disque de jazz. Monsieur Guillodoux, très en forme, raconta des blagues qui plièrent de rire sa belle-sœur et les Gambier.
Zoé ne riait pas. Elle sentait un vague malaise au niveau de
l’estomac, estima qu’elle n’aurait pas dû manger un croissant ce matin.
Elle cherchait une pose qui puisse alléger le poids de cette pierre
dans son ventre qui augmentait de volume de seconde en seconde.
Madeleine finit par se rendre compte de l’état pitoyable dans lequel
elle était, fit remarquer aux autres que le teint un peu olivâtre de Zoé,
sa mine hagarde et la fine sueur qui perlait sur sa peau, ne pouvaient
indiquer qu’une chose : Zoé souffrait du mal de mer.
Soutenue par
son père, elle réussit en hoquetant à atteindre le bastingage, à se
pencher au-dessus, et, dans le sillon d’écume que laissait la coque
du bateau, elle restitua tout son petit-déjeuner. Cela ne la soulagea
qu’un bref moment. Dix minutes ne s’étaient écoulées qu’elle gémit
qu’elle allait encore vomir ; cela recommença trois fois de suite. On
lui fit boire un thé sucré qui rejoignit les flots aussitôt après avoir été
absorbé. Finalement, elle s’allongea sur le pont supérieur, aux côtés
de sa mère dont elle enviait le sommeil, essayant de fixer l’horizon
comme on le lui avait conseillé. Mais elle ne put penser à rien d’autre
qu’à sa nausée.
Ils rentrèrent plus tôt que prévu. Madame Guillodoux
se réveilla en pleine forme, ravie de n’avoir pas souffert pendant le
trajet.
Quant à Zoé, c’est en titubant qu’elle quitta le yacht et jura
que, de sa vie, jamais plus elle ne ferait de voyage en mer.
Gustave remballait ses affaires. L’aventure avec la jeune luxembourgeoise venait de s’achever. Elle lui avait annoncé qu’elle en préférait un autre, un voyou marseillais qui l’intéressait bien plus. Ils se quittèrent bons amis, ils s’étaient tout de même bien divertis ensemble. De retour dans sa chambre au Cocotier, il se regarda dans le miroir : il était bien bâti, personne ne pouvait dire le contraire, et son bronzage cuivré l’avantageait grandement. Rassuré, il partit à la plage afin de dépister d’autres jeunes filles à séduire…
Depuis son arrivée au Cocotier, madame Gassal n’avait cessé de s’en prendre à un jeune serveur
en particulier qui présentait deux graves défauts à ses yeux, celui de ne pas être né en France et celui d’avoir la peau foncée.
Plus raciste qu’elle, ça n’existe pas, c’est comme l'éventualité de rencontrer un chameau sur la banquise.
Jeune fille, elle ne manifestait pourtant aucune opinion politique ; elle n’y comprenait que dalle et laissait cela aux autres,
ce n’était pas sa tasse de thé.
Cela changea lorsqu’elle épousa Arthur Gassal. Il lui fallut bien forcer son attention :
son mari était facho à mort et ne cessait de vilipender les « juifs, arabes, noirs et autres malfaiteurs de la nation. »
La suggestibilité de la jeune femme, vierge de toute tendance, esquissa promptement une courbe
osmotique et les sentences d’Arthur devinrent siennes. Elle succomba
à l’intox de tout son cœur et répéta avec joie les discours xénophobes de son mari.
Plus tard, lors du décès de son cher Arthur, les membres de son parti la soutinrent et la convainquirent de continuer la lutte et
la propagande.
Ses deux filles étaient mariées et avaient quitté le logis familial, elle était à la retraite et s’ennuyait à crever.
Elle trouva dans cette action fondamentaliste, extrémiste et violente une occupation dont elle raffola.
Elle militait activement et participait aux réunions chaque fois qu’elle le pouvait, c’est-à-dire toujours.
Volontaire pour des travaux de secrétariat, elle tapait avec exultation des lettres
virulentes adressées à des parlementaires des camps adverses.
Au sujet de ce jeune serveur, « l’étranger », elle lui adressait
des propos injurieux et racistes en prenant soin de ne le faire que
lorsqu’ils étaient seuls ou que personne ne pouvait l’entendre.
Elle émettait aussi des sons peu distincts, pour marquer le dégoût
ou le mépris, des bruits que lui seul pouvait distinguer, se trouvant
à proximité d’elle. Elle grognait à l’encontre du serveur de sourds
« groin groin » déplaisants. Cette
façon si puérile de chercher à nuire à « l’intrus » parvenait malgré
tout à le déstabiliser.
Le jeune garçon réussit longtemps à subir les attaques de madame Gassal sans se plaindre et sans rien dire. Il pensait qu’elle était un peu détraquée, plutôt méchante, très infantile et qu’il ne devait pas y prêter attention, même si c’était parfois bien dur.
Seulement, l’hostilité de la femme contre lui devint obsessionnelle au point qu’elle élargit le champ de ses agressions. Par exemple, lorsqu’il était proche, elle faisait discrètement tomber de la vaisselle et l’accusait de l’avoir cassée, elle renversait à dessein ses couverts par terre et exigeait qu’il les ramasse, le faisait aller et revenir de la cuisine sous prétexte que ce qu’il lui présentait ne lui convenait pas ou que ce n’était pas ce qu’elle avait demandé…
Aujourd’hui, levée un peu tard, elle était la dernière pensionnaire dans la salle à manger. Seule, elle se sentit particulièrement en verve d’imagination. En dehors de « groin groin » stupides qui ne le dérangeaient pas tant que ça, elle déroula sa panoplie de propos offensants d’une voix creuse, faisant mine que ce n’était adressé à personne mais il savait que cela s’adressait à lui. Le murmure d’injures ne tarissait pas, tel une litanie psalmodiée avec ferveur.
Elle lui fit accomplir l’aller-retour de la cuisine à la salle à manger
plusieurs fois et y prit goût. Avec sadisme, elle renversa une petite
cuillère qu’il dût ramasser et, alors qu’il baissait la tête, elle renversa
sur la nuque du garçon sa tasse de café.
— Oh ! Quel dommage, cela m’a échappé…
Elle eut, en plus, le culot d’ajouter :
— Eh bien ! Il va falloir que vous me rapportiez une autre tasse de
café. Faites vite, je n’ai déjà que trop perdu de temps…
Sans mot dire, le pauvre garçon saisit dans la cuisine une nouvelle
tasse, versa le café à la table de la dame et réussit à fuir avant que son
bourreau ne réagisse. Il ne revint pas dans la salle à manger.
En haut, l’une des petites fées, un œil mi-fermé, visa son objectif longuement et fit tomber une cuillère qui atterrit pile dans la tasse de
café au lait de la grise madame Gassal en éclaboussant son chemisier
clair.
Elle hurla, regarda de tous côtés, mais il n’y avait personne, elle
était seule.
La petite fée prétendit ne pas l’avoir fait exprès mais les autres ne
la crurent pas et vinrent l’embrasser.
Humilié jusqu’aux tréfonds de son âme, le jeune serveur
céda à une crise de sanglots. Il resta un bon moment tapi dans la
cuisine, face au mur, la tête dans son coude replié ; prêt à rendre
son tablier.
Un peu calmé par cette décision, il se rendit dans le bureau de
monsieur Maurice et lui annonça qu’il allait chercher une nouvelle
place de travail ailleurs.
Maurice l’interrogea sur ses raisons et le
jeune homme lui raconta toutes les turpitudes et toutes les ignominies
que madame Gassal avaient manifestées à son égard. Il avait l’accent
de la sincérité et n’épargna aucun détail. Maurice avait déjà eu des
échos de tout cela par d’autres serveurs et avait pu lui-même remarquer
certaines malveillances, mais il ignorait à quel degré d’inhumanité
cette femme était parvenue.
Il demanda au jeune garçon de rester et
lui promit de trouver une solution :
— Il est en tout cas hors de question que madame Gassal vous
importune encore. Dès à présent, quelqu’un d’autre la servira et vous
vous occuperez d’autres pensionnaires.
Maurice alla voir son frère qui établissait des comptes avec sa
femme. Il les mit au courant de toute l’épopée, et Philibert se mit
dans une rage sanglante.
— Je vais tout de suite lui parler à cette madame Gassal ! Elle n’a
qu’à partir d’ici et le plus tôt sera le mieux ! Et je ne veux plus qu’elle
vienne passer ses vacances au Cocotier !
Toutes les tentatives de Maurice et de Camille de le tempérer
échouèrent.
Philibert, contracté, les poings serrés, se mit à la recherche
de madame Gassal, mais ne la vit nulle part dans la pension. Elle
était sortie et il dut ronger son frein jusqu’à son retour pour le dîner.
Heureusement pour elle, l’attente avait un peu modéré sa fureur.
Elle ne se doutait de rien, rentrait paisiblement de la plage.
— Monsieur Philibert, comment allez-vous ? minauda-t-elle
lorsqu’elle le vit.
D’autres pensionnaires étaient présents et furent témoins de ce
qui se passa.
Philibert s’adressa à madame Gassal en hurlant que sa
présence était une honte pour le Cocotier et pour l’humanité. S’il
avait su auparavant quel diable de mégère elle était, elle ne serait pas
restée une seule journée ici.
« Non-respect du règlement intérieur !
Votre comportement est une violation des droits de l’homme,
Madame ! Ici, on respecte les gens, Madame ! »
Il lui demanda de
s’en aller sur-le-champ et de ne plus jamais revenir.
Tout cela avait été dit avec l’accent méridional qui prend dans ce
genre de circonstance une gravité et une dignité insoupçonnées.
Madame Gassal ne s’était pas attendue à une telle attaque et
ne réussit qu’à couiner lamentablement en le menaçant de porter
plainte.
« Je partirai après le déjeuner ! » annonça-t-elle à haute voix,
le nez aussi haut qu’elle put.
« J’espère que pour une fois, je serai
bien servie. En tout cas, vous aurez de mes nouvelles, je connais du
monde, moi ! Je consulterai mon avocat dès demain et je vous ferai
payer cher ce préjudice ! »
Elle se montra insupportable avec la serveuse qui assura son
service. Mais comme Philibert avait donné auparavant à la jeune fille
une gratification substantielle, elle ne se laissa pas démonter.
Madame Gassal quitta la pension dans un grand claquement de
talons mécontent et en vociférant qu’elle dénoncerait au grand jour
les dommages scandaleux que l’on infligeait aux clients…
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